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BÂLE.

parapluie sous le bras gauche et un livre à la main droite. Il lisait attentivement. Ce qui m’inquiétait, c’est qu’il avait un fouet à la main gauche. De plus, j’entendais des grognements singuliers derrière une broussaille qui bordait la route. Tout à coup la broussaille s’est interrompue, et j’ai reconnu que ce philosophe conduisait un troupeau de cochons.

Le chemin de Freiburg à Bâle court le long d’une magnifique chaîne de collines déjà assez hautes pour faire obstacle aux nuages. De temps en temps on rencontre sur la route un chariot attelé de bœufs conduit par un paysan en grand chapeau, dont l’accoutrement rappelle la basse Bretagne ; ou bien un roulier traîné par huit mulets ; ou une longue poutre qui a été un sapin, et qu’on transporte à Bâle sur deux paires de roues qu’elle réunit comme un trait d’union ; ou une vieille femme à genoux devant une vieille croix sculptée. Deux heures avant d’arriver à Bâle, la route traverse un coin de forêt : des halliers profonds, des pins, des sapins, des mélèzes ; par moments une clairière, dans laquelle un grand chêne se dresse seul comme le chandelier à sept branches ; puis des ravins où l’on entend murmurer des torrents. C’est la Forêt-Noire.

Je vous parlerai de Bâle en détail dans ma prochaine lettre. Je me suis logé à la Cigogne, et, de la fenêtre où je vous écris, je vois dans une petite place deux jolies fontaines côte à côte, l’une du quinzième siècle, l’autre du seizième. La plus grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans un bassin de pierre plein d’une belle eau verte, moirée, que les rayons du soleil semblent remplir, en s’y brisant, d’une foule d’anguilles d’or.

C’est une chose bien remarquable d’ailleurs que ces fontaines. J’en ai compté huit à Freiburg ; à Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abondent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela est propre aux montagnes. Les montagnes engendrent les torrents, les torrents engendrent les ruisseaux, les ruisseaux produisent les fontaines ; d’où il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs des Alpes.

J’ai vu de belles choses à la cathédrale, et j’en ai vu de curieuses ; entre autres, le tombeau d’Érasme. C’est une simple lame de marbre, couleur café, posée debout, avec une très longue épitaphe en latin. Au-dessus de l’épitaphe est une figure qui ressemble, jusqu’à un certain point, au portrait d’Érasme par Holbein, et au bas de laquelle est écrit ce mot mystérieux : Terminus. Il y a aussi le sarcophage de l’impératrice Anne, femme de Rodolphe de Habsbourg, avec son enfant endormi près d’elle ; et, dans un bras de la croisée, une autre tombe du quatorzième siècle sur laquelle est couchée une sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg.