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LE RHIN.

On est si haut, que le paysage n’est plus un paysage ; c’est, comme ce que je voyais sur la montagne de Heidelberg, une carte de géographie, mais une carte de géographie vivante, avec des brumes, des fumées, des ombres et des lueurs, des frémissements d’eaux et de feuilles, des nuées, des pluies et des rayons de soleil.

Le soleil fait volontiers fête à ceux qui sont sur de grands sommets. Au moment où j’étais sur le Munster il a tout à coup dérangé les nuages dont le ciel avait été couvert toute la journée, et il a mis le feu à toutes les fumées de la ville, à toutes les vapeurs de la plaine, tout en versant une pluie d’or sur Saverne, dont je revoyais la côte magnifique à douze lieues au fond de l’horizon à travers une gaze resplendissante. Derrière moi un gros nuage pleuvait sur le Rhin ; à mes pieds la ville jasait doucement, et ses paroles m’arrivaient à travers des bouffées de vent ; les cloches de cent villages sonnaient ; des pucerons roux et blancs, qui étaient un troupeau de bœufs, mugissaient dans une prairie à droite ; d’autres pucerons bleus et rouges, qui étaient des canonniers, faisaient l’exercice à feu dans le polygone à gauche ; un scarabée noir, qui était une diligence, courait sur la route de Metz ; et au nord, sur la croupe d’une colline, le château du grand-duc de Bade brillait dans une flaque de lumière comme une pierre précieuse. Moi, j’allais d’une tourelle à l’autre, regardant ainsi tour à tour la France, la Suisse et l’Allemagne dans un seul rayon de soleil.

Chaque tourelle fait face à une nation différente.

En redescendant je me suis arrêté quelques instants à l’une des portes hautes de la tourelle-escalier. Des deux côtés de cette porte sont les figures en pierre des deux architectes du Munster. Ces deux grands poëtes sont représentés accroupis, le dos et la face renversés en arrière, comme s’ils s’émerveillaient de la hauteur de leur œuvre. Je me suis mis à faire comme eux, et je suis resté aussi statue qu’eux-mêmes pendant plusieurs minutes. Sur la plate-forme, on m’a fait écrire mon nom dans un livre ; après quoi je m’en suis allé. Les cloches et l’horloge n’offrent aucun intérêt.

Du Munster je suis allé à Saint-Thomas, qui est la plus ancienne église de la ville, et où est le tombeau du maréchal de Saxe. Ce tombeau est à Strasbourg ce que l’Assomption de Bridan est à Chartres, une chose fort célèbre, fort vantée, et fort médiocre. C’est une grande machine d’opéra en marbre, dans le maigre style de Pigalle, et sur laquelle Louis XV se vante en style lapidaire d’être l’auteur et le guide — auctor et dux — des victoires du maréchal de Saxe. On vous ouvre une armoire dans laquelle il y a une tête à perruque en plâtre ; c’est le buste de Pigalle. — Heureusement il y a autre chose à voir à Saint-Thomas ; d’abord l’église elle-même, qui est romane, et dont les clochers trapus et sombres ont un grand caractère ; puis