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LE RHIN.

sait échapper d’éblouissants rayons de lune par ses vingt-quatre fenêtres à la fois.

Je vous ai dit éclairé comme en plein jour ; j’ai tort, c’était tout ensemble plus et moins. La lune dans les ruines est mieux qu’une lumière, c’est une harmonie. Elle ne cache aucun détail et elle n’exagère aucune cicatrice ; elle jette un voile sur les choses brisées et ajoute je ne sais quelle auréole brumeuse à la majesté des vieux édifices. Il vaut mieux voir un palais ou un cloître écroulé la nuit que le jour. La dure clarté du soleil fatigue les ruines et importune la tristesse des statues.

À leur tour, ces ombres des empereurs et des palatins m’ont regardé ; simulacra. Chose singulière, il m’avait semblé, l’instant d’auparavant, que les sirènes, les nymphes et les chimères me regardaient avec colère ; il me semblait maintenant que tous ces vieux princes redoutables attachaient sur moi, chétif passant, un œil bon et hospitalier. Quelques-uns paraissaient encore plus grands sous le rayonnement fantastique de la lune. L’un d’eux, qui a été atteint et à demi renversé par une bombe, Jean-Casimir, adossé à la muraille, avec sa face blême, son nez aquilin et sa longue barbe, avait l’air de Henri IV exhumé.

Je suis sorti du palais par le jardin, et en redescendant je me suis encore arrêté un instant sur une des terrasses inférieures. Derrière moi, la ruine, cachant la lune, faisait à mi-côte un gros buisson d’ombre d’où jaillissaient dans toutes les directions à la fois de longues lignes sombres et lumineuses rayant le fond vague et vaporeux du paysage. Au-dessous de moi gisait Heidelberg assoupie, étendue au fond de la vallée le long de la montagne, toutes lumières éteintes, toutes portes fermées ; sous Heidelberg, j’entendais passer le Neckar, qui semblait parler à demi-voix à la colline et à la plaine ; et les pensées qui m’avaient rempli toute la soirée, le néant de l’homme dans le passé, l’infirmité de l’homme dans le présent, la grandeur de la nature et l’éternité de Dieu, me revenaient toutes ensemble, comme représentées par une triple figure, tandis que je descendais à pas lents dans les ténèbres, entre cette rivière toujours éveillée et vivante, cette ville endormie et ce palais mort.


POST-SCRIPTUM.
Carlsrühe, novembre.

Cher Louis, voilà cette lettre interminable finie. Louez Dieu et pardonnez-moi. Ne lisez pas l’in-folio que je vous envoie, mais venez voir Heidelberg.