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HEIDELBERG.

hideux fileur des légendes qui file la nuit dans les ruines de la corde pour les gibets.

Du reste, rien, personne, aucun être vivant. La salle était déserte comme tout le palais. J’ai heurté le pavé de ma canne, le bruit a cessé, puis a recommencé un moment après. J’ai heurté encore, il a cessé, puis il a recommencé. D’ailleurs, je n’ai rien vu qu’une grande chauve-souris effrayée, que le choc de ma canne sur la dalle avait fait sortir d’une des consoles sculptées de la muraille, et qui promenait au-dessus de ma tête ce funèbre vol circulaire qui semble fait pour l’intérieur des tours effondrées.

Vous dirai-je tout ? Pourquoi non ? N’êtes-vous pas l’homme qui comprenez tous les rêves de l’esprit ? Il me semblait que je gênais quelqu’un dans cette ruine. Qui ? je l’ignore. Mais il est certain que je troublais un mystère. La nuit était là, seule ; je l’avais dérangée. Tous les habitants surnaturels de cette royale masure fixaient à la fois sur moi leur prunelle vague et effarée. Les tritons, les satyres, les sirènes à double queue, l’amour ailé qui joue depuis trois siècles avec une guirlande sur le seuil de la salle des Chevaliers, les deux Victoires nues que les invalides ont mutilées, les cariatides cachées sous des arbustes de pourpre, les chimères qui tiennent des anneaux dans leurs dents, les naïades qui écoutent tomber l’eau de pierre de leur urne, avaient je ne sais quoi d’irrité et de triste ; le rictus des mascarons prenait une expression étrange ; une lueur faisait saillir lugubrement dans l’ombre cette sombre Isis du vestibule à laquelle les pluies qui la rongent et l’estompent ont donné le sourire indéfinissable des figures de Prud’hon ; deux sphinx casqués, à mamelles de femmes et à oreilles de faunes, paraissaient chuchoter à voix basse en me regardant, transversa tuentes ; et je croyais entendre respirer les lions de la cheminée sous la broussaille où ils se sont tapis depuis que le pied du palatin pensif ne se pose plus sur leur crinière de marbre. Quelque chose d’immobile et de terrible palpitait autour de moi sur toutes ces murailles, et, chaque fois que je m’approchais d’une porte ténébreuse ou d’un coin brumeux, j’y voyais vivre un regard mystérieux.

Êtes-vous visionnaire comme moi ? Avez-vous éprouvé cela ? Les statues dorment le jour ; mais, la nuit, elles se réveillent et deviennent fantômes.

Je suis sorti du palais d’Othon et je suis rentré dans la cour, toujours poursuivi par le petit bruit bizarre que faisait un veilleur quelconque dans la salle des Chevaliers.

Au moment où je venais de redescendre le perron, la lune a surgi tout à coup pure et brillante dans une large déchirure des nuages ; le palais à double fronton de Frédéric IV m’est apparu subitement, magnifique, éclairé comme en plein jour, avec ses seize géants pâles et formidables ; tandis qu’à ma droite la façade d’Othon, dressée toute noire sur le ciel lumineux, lais-