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HEIDELBERG.

un conduit d’eau de Heidelberg à Mannheim, a jeté bas les voûtes de la salle des Chevaliers, afin de faire avec les briques du ciment pour ses aqueducs. Vous vous souvenez que notre grille de la place Royale, monument rare et complet de la serrurerie du dix-septième siècle, cette bonne vieille grille dont parle Mme de Sévigné, qui avait vu passer les oiseaux des Tournelles, qu’avaient coudoyée Corneille allant chez Marion de Lorme et Molière allant chez Ninon de Lenclos, a été vendue cette année, devant ma porte, cinq sous la livre. Eh bien, cher Louis, les niais quelconques qui ont fait cette bêtise ne l’ont pas même inventée. Les niais créateurs de la chose étaient de Heidelberg ; eux ne sont que les niais plagiaires. Il y avait autour du perron d’Othon-Henri une admirable rampe de fer de la renaissance. Les architectes de la ville l’ont fait vendre au poids et à moins de six liards la livre. Je cite le texte même du marché. Qu’en dites-vous ? Ces six liards-là valent bien nos cinq sous.




Vous m’avez oublié sans doute sur la colline du petit Geissberg, où j’étais quand je me suis mis à vous parler du château de Heidelberg ; et je m’y suis oublié moi-même, tant j’y avais été saisi d’une rêverie profonde. La nuit était venue, des nuées s’étaient répandues sur le ciel, la lune était montée presque au zénith, que j’étais encore assis sur la même pierre, regardant les ténèbres que j’avais autour de moi et les ombres que j’avais en moi. Tout à coup le clocher de la ville a sonné l’heure sous mes pieds, c’était minuit ; je me suis levé et je suis redescendu. Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant les ruines. Au moment où j’y arrivais, la lune, voilée par des nuages diffus et entourée d’un immense halo, jetait une clarté lugubre sur ce magnifique amas d’écroulements. Au delà du fossé, à trente pas de moi, au milieu d’une vaste broussaille, la tour Fendue, dont je voyais l’intérieur, m’apparaissait comme une énorme tête de mort. Je distinguais les fosses nasales, la voûte du palais, la double arcade sourcilière, le creux profond et terrible des yeux éteints. Le gros pilier central avec son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons déchirées faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les saillies du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire. Je n’ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande tête de mort posée sur ce grand néant qui s’appelle le château des Palatins.

La ruine, toujours ouverte, est déserte à cette heure. L’idée m’a pris d’y entrer. Les deux géants de pierre qui gardent la tour Carrée m’ont laissé