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HEIDELBERG.

qui éclate dans une futaie, en avril, au soleil levant ; de chaque feuille jaillit une note, de chaque arbre une mélodie ; la fauvette gazouille, le ramier roucoule, le chardonneret fredonne, le moineau, ce joyeux fifre, siffle gaîment à travers le tutti. Le bois est un orchestre. Toutes ces voix qui ont des ailes chantent à la fois et répandent sur les collines et les prairies la symphonie mystérieuse du grand musicien invisible. Dans le burg sans nom, au crépuscule, c’est la même chose, devenue horrible. Tous les monstres de l’ombre se réveillent et commencent à fourmiller. Le vespertilio bat de l’aile, l’araignée cogne le mur avec son marteau, le crapaud agite sa hideuse crécelle. Je ne sais quelle vie venimeuse et funèbre rampe entre les pierres, entre les herbes, entre les branches. Et puis des grondements sourds, des frappements bizarres, des glapissements, des crépitations sous les feuilles, des soupirs faibles qu’on entend tout près de soi, des gémissements inconnus, les êtres difformes exhalant les bruits lugubres, ce qu’on n’entend jamais hurlé ou murmuré par ce qu’on ne voit jamais. Par moments des cris affreux sortent tout à coup des chambres démantelées et désertes ; ce sont les chats-huants qui se plaignent comme des mourants. Dans d’autres instants on croit entendre marcher dans le taillis à quelques pas de soi ; ce sont des branchages fatigués qui se déplacent d’eux-mêmes. Deux charbons ardents, tombés on ne sait de quelle fournaise, brillent dans l’ombre au milieu des ronces ; c’est une chouette qui vous regarde.

Je me suis hâté de m’en aller, assez mal à mon aise, ne sachant où poser mes mains dans les ténèbres et tâtonnant à travers les pierres du bout de ma canne. Je vous assure que j’ai eu un mouvement de joie lorsqu’au sortir de la sombre et impénétrable voûte de végétation qui ferme et enveloppe la ruine, le ciel bleu, vague, étoilé et splendide m’est apparu comme une immense vasque de lapis-lazuli pailleté d’or, dans un écartement de montagnes.

Il me semblait que je sortais d’une tombe et que je revoyais la vie.

Le soir, après ces expéditions, je regagne la ville. Je rencontre en chemin des groupes d’étudiants de cette grande université de Heidelberg, nobles et graves jeunes hommes dont le visage pense déjà. La route longe le Neckar. La cloche de l’abbaye de Neubourg tinte par intervalles dans le lointain. Les collines jettent leurs grandes ombres sur la rivière ; l’eau étincelle au clair de lune avec le frissonnement du paillon d’argent ; de longues barques sombres passent dans les rapides comme des flèches, ou bien il n’y a ni bateaux, ni passants, ni maisons ; la vallée est muette, la rivière est déserte, et les rochers surgissent pêle-mêle au milieu des courants avec des formes de crocodiles et de grenouilles géantes qui viennent respirer le soir à fleur d’eau.