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LE RHIN.

Quand je redescendis de la montagne, j’aperçus dans les arbres, sur un sommet voisin, une tour en ruine à laquelle se rattache sans doute l’excavation dont la signification est perdue aujourd’hui.

Au reste les païens, c’est-à-dire les sicambres, selon les uns, et les romains, selon les autres, ont laissé des traces profondes dans les traditions populaires qui se mêlent ici partout à l’histoire et l’encombrent. À Lorch, à l’entrée du Wisperthal, il y a un autre trou des Païens aussi nommé Heidenloch. À Winkel, sur le Rhin, l’ancienne Vinicella, il y a la rue des Païens, Heidengass ; et à Wiesbade, l’ancien Visibadum, il y a le mur des Païens, Heidenmauer.

Je ne compte pas dans ces vestiges païens une espèce d’arche dont le tronçon, couvert de lierre, croule dans la montagne derrière Caub, à une lieue environ de Gutenfels, et que les paysans appellent le pont des Païens, Heidenbrucke, parce qu’il me paraît évident que c’est la ruine d’un pont bâti là par les suédois pendant la guerre de Trente Ans. Au reste, la tradition ne se trompe pas beaucoup. C’est presque un Scipion que ce Gustave-Adolphe ; et ce qu’il vient faire sur le Rhin au dix-septième siècle, c’est la grande guerre classique, la guerre romaine. Les mêmes stratégies que Polybe raconte dans la guerre punique, Folard les retrouve et les constate dans la guerre de Trente Ans.

Voilà, cher Louis, les aventures de mes promenades, et je ne m’étonne pas vraiment que les contes et les légendes aient germé de toutes parts dans un pays où les buissons se promènent la nuit et adressent la parole aux passants.

L’autre soir, au crépuscule, j’avais devant moi une haute croupe noire et pelée, emplissant tout l’horizon et surmontée à son sommet d’une grosse tour en ruine, isolée comme les tours maximiliennes de la vallée de Luiz. Quatre grands créneaux, usés, ébréchés et changés en triangle par le temps, complétaient la sombre silhouette de la tour, et lui faisaient une couronne de fleurons aigus. Des paysans, habitants actuels de cette masure, y avaient allumé dans l’intérieur un immense feu de fagots, dont le flamboiement apparaissait au dehors aux trois seules ouvertures qu’eût la ruine, une porte cintrée en bas, deux fenêtres en haut. Ainsi éclairée, ce n’était plus une tour, c’était la tête noire et monstrueuse d’un effrayant Pluton ouvrant sa gueule pleine de feu et regardant par-dessus la colline avec ses yeux de braise.

À ces heures-là, quand le soleil est couché, quand la lune n’est pas levée encore, on rencontre des vallées qui semblent encombrées d’écroulements étranges ; c’est le moment où les rochers ressemblent à des ruines et les ruines à des rochers.