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LE RHIN.
blanche pour la signature de M. de Cobentzel. — Les deux diables que l’auteur voit en plein midi. — Détail des petites dévastations. — Les architectes. — Les invalides. — Les anglais. — La grille du perron a eu ses barbares comme notre grille de la place Royale a eu ses vandales. — Sinistre aspect de la Tour-Fendue au clair de lune. — Visite nocturne à la ruine de Heidelberg. — Effets vertigineux des rayons lunaires. — Serrement de cœur dans les chambres désertes. — Incident. — À quel hideux fantôme l’auteur est contraint de songer. — L’incident se comporte d’une façon lugubre et inexplicable. — Colère des cariatides et des statues contre l’auteur. — Il s’enfuit dans la cour. — La lune sur les deux façades. — Retour à la ville. — Post-scriptum. — Imprécation contre les poêles.


Heidelberg, octobre.

Cher Louis, prenez garde à vous, je suis en humeur de vous écrire une lettre interminable. Vous me demandez quatre pages ; je t’en veux donner cent, comme dit Orosmane. Ma foi ! tant pis, tirez-vous-en comme vous pourrez ; les vieilles amitiés sont bavardes.

Je suis arrivé dans cette ville depuis dix jours, cher ami, et je ne puis m’en arracher. Dans votre excursion en Allemagne, il y a douze ans, êtes-vous venu à Heidelberg ? surtout vous y êtes-vous arrêté ? car il ne faut pas passer à Heildelberg, il faut y séjourner, il faudrait y vivre. Je ne vous en dirai certes pas autant de cette espèce de faux Versailles badois qu’on appelle Mannheim, insipide ville, dont les rues semblent coupées à l’équerre dans un bloc de plâtre, et dont les clochers, comme ceux de Namur, ne sont pas des clochers, mais des bilboquets réussis. En descendant du bateau à vapeur du Rhin, je suis resté à Mannheim le temps de faire atteler ma voiture, et je me suis enfui en hâte à Heidelberg. Faites-en autant si jamais vous venez ici.

Heidelberg, située et comme réfugiée au milieu des arbres, à l’entrée de la vallée du Neckar, entre deux croupes boisées plus fières que des collines et moins âpres que des montagnes, a ses admirables ruines, ses deux églises du quinzième siècle, sa charmante maison de 1595, à façade rouge et à statues dorées, dite l’auberge du Chevalier de Saint-Georges, ses vieilles tours sur l’eau, son pont, et surtout sa rivière, sa rivière limpide, tranquille et sauvage, où foisonnent les truites, où abondent les légendes, où se hérissent les rochers, où le flot, compliqué d’écueils, n’est qu’un inextricable réseau de tourbillons et de courants ; ravissant fleuve-torrent où l’on peut être sûr que jamais un bateau à vapeur ne viendra patauger.

Je mène ici une vie occupée, occupée un peu au hasard, il est vrai ; mais je ne perds pas un instant, je vous assure ; je hante la forêt et la bibliothèque, cette autre forêt ; et le soir, rentré dans ma chambre d’auberge,