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SPIRE.

magne une sorte de superstition nationale environnait ces empereurs endormis. Les peuples, qui ont tous les instincts querelleurs et mutins des enfants, haïssent volontiers la puissance debout et vivante, parce qu’elle est la puissance, parce qu’elle est debout, parce qu’elle est vivante. Ceux de Flandre, dit Philippe de Comines, aiment toujours le fils de leur prince ; leur prince, jamais. L’évêque d’Olmutz écrivait au pape Grégoire X : Volunt imperatorem, sed potentiam abhorrent. Mais, dès que la puissance est tombée, on l’aime ; dès qu’elle est vaincue, on l’admire ; dès qu’elle est morte, on la respecte. Rien n’était donc plus grand, plus auguste et plus sacré en Allemagne et en Europe que ces neuf tombes impériales couvertes, comme d’un triple voile, de silence, de nuit et de vénération.

Qui rompit ce silence ? Qui troubla cette nuit ? qui profana cette vénération ? Écoutez.

En 1693, Louis XIV envoya brusquement dans le Palatinat une armée commandée par des hommes dont on peut lire encore les noms dans la Gazette des entresols du Louvre. armée d’allemagne, 11 avril. — Maréchal de Boufflers, maréchal duc de Lorges, maréchal de Choiseul. — Lieutenants généraux : marquis de Chamilly, marquis de la Feuillée, marquis d’Uxelles, milord Mountcassel, marquis de Revel, sieur de la Bretesche, marquis de Villars, sieur de Mélac. — Maréchaux de camp : duc de la Ferté, sieur de Barbezières, comte de Bourg, marquis d’Alègre, marquis de Vaubecourt, comte de Saint-Fremond.

La civilisation alors commençait à couvrir partout la barbarie ; mais la couche était peu épaisse encore. À la moindre secousse, à la première guerre, elle se brisait, et la barbarie, trouvant un passage, se répandait de toutes parts. C’est ce qui arriva dans la guerre du Palatinat.

L’armée du grand roi entra dans Spire. Tout y était fermé, les maisons, l’église, les tombeaux. Les soldats ouvrirent les portes des maisons, ouvrirent les portes de l’église, et brisèrent la pierre des tombeaux.

Ils violèrent la famille, ils violèrent la religion, ils violèrent la mort.

Les deux premiers crimes étaient presque des crimes ordinaires. La guerre, dans ces temps que nous admirons trop quelquefois, y accoutumait les hommes. Le dernier était un attentat monstrueux.

La mort fut violée, et avec la mort, chose qu’on n’avait pas vue encore, la majesté royale, et avec la majesté royale toute l’histoire d’un grand peuple, tout le passé d’un grand empire. Les soldats fouillèrent les cercueils, arrachèrent les suaires, volèrent à des squelettes, majestés endormies, leurs sceptres d’or, leurs couronnes de pierreries, leurs anneaux qui avaient scellé la paix et la guerre, leurs bannières d’investiture, hastas vexilliferas. Ils vendirent à des juifs ce que des papes avaient béni. Ils brocantèrent cette