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LE RHIN.

duché de Hesse ? que Worms est chef-lieu de canton ? que Worms possède une garnison permanente, monsieur, et un gymnase, monsieur ? On y fait du tabac, du sucre de Saturne ; on y fait du vin, du blé, de l’huile. Il y a dans l’église luthérienne une belle fresque de Seekatz, ouvrage du bon temps, 1710 ou 1712. Voyez-la, monsieur. Worms a de belles routes bien percées, la route neuve, la Gaustrasse, qui va à Mayence par Hessloch, la route du Mont-Tonnerre par le val de Zell. L’ancienne voie romaine qui côtoie le Rhin n’est plus qu’une curiosité. Et quant à moi, monsieur, — êtes-vous comme moi ? — je n’aime pas les curiosités. Antiquités, niaiseries. Depuis que je suis à Worms, je n’ai pas encore été voir ce fameux Rosengarten, leur jardin des roses, où leur Sigefroi, à ce qu’ils disent, a tué leur dragon. Folies ! amères bêtises ! Qui est-ce qui croit à ces contes de vieilles femmes après Voltaire ? Invention de la prêtraille ! Oh ! triste humanité ! jusqu’à quand te laisseras-tu mener par des sottises ? Est-ce que Sigefroi a existé ? est-ce que le dragon a existé ? Avez-vous de votre vie vu un dragon, mon cher monsieur ? Cuvier, le savant Cuvier, avait-il vu des dragons ? D’ailleurs, est-ce que cela est possible ? est-ce qu’une bête, voyons, parlons sérieusement, est-ce qu’une bête peut jeter du feu par le nez et par la gueule ? Le feu désorganise tout ; il commencerait par réduire en cendres, monsieur, l’infortuné animal. Ne le pensez-vous pas ? ce sont de grossières erreurs. L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. Ceci est du Boileau. Faites-y attention. C’est du Boileau ! (Il prononçait tu poilu.) C’est comme leur arbre de Luther ! Je n’ai pas beaucoup plus de respect pour leur arbre de Luther, qu’on voit en allant à Alzey par la Pfalzerstrasse, l’ancienne route palatine. Luther ! que me fait Luther ? un voltairien a pitié d’un luthérien. Et quant à leur église de Notre-Dame, qui est hors de la porte de Mayence, avec son portail des cinq vierges sages et des cinq vierges folles, je ne l’estime qu’à cause de son vignoble, qui donne le vin liebfrauenmilch. Buvez-en, monsieur, il y en a d’excellent dans cette auberge. Ah ! français ! vous êtes de bons vivants, vous autres ! Et goûtez aussi, croyez-moi, du vin de Katterloch et du vin de Luginsland. Ma foi, rien que pour trois verres de ces trois vins, je viendrais à Worms.

Il s’arrêta pour respirer, et l’un des fumeurs profita de la pause pour dire à son voisin : — Mon digne monsieur, je ne clos jamais mon inventaire de fin d’année à moins de sept chiffres.

Ceci répondait sans doute à une question que l’autre fumeur lui avait faite avant mon arrivée ; mais deux fumeurs, et deux fumeurs allemands, n’ont jamais souci de presser le dialogue ; la pipe les absorbe ; la conversation va à tâtons, comme elle peut, dans la fumée.

Cette fumée me servit ; mon souper était fini, et, grâce au brouillard des