Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/309

Cette page a été validée par deux contributeurs.
289
WORMS. — MANNHEIM.

— Je vais à Worms.

— À Worms ?

— à Worms.

— Est-ce que monsieur voudrait descendre au Faisan ?

— Pourquoi pas ?

— Comment ! monsieur va à Worms ?

— À Worms.

— Oh ! fit l’homme à la brouette.

Je voudrais bien éviter ici un parallélisme qui a tout l’air d’une combinaison symétrique ; mais je ne suis qu’historien, et je ne puis me refuser à constater que cet oh ! était précisément la contre-partie et le contraire du ah ! de l’homme à la charrette.

Cet oh ! exprimait l’étonnement mêlé de joie, l’orgueil satisfait, l’extase, la tendresse, l’amour, l’admiration légitime pour ma personne et l’enthousiasme sincère pour mes pfennings et mes kreutzers.

Cet oh ! voulait dire : — Oh ! que voilà un voyageur admirable et un magnifique passant ! Ce monsieur va à Worms ! il descendra au Faisan ! Comme on reconnaît bien là un français ! Ce gentilhomme dépensera au moins trois thalers à mon auberge ! Il me donnera un bon pourboire. C’est un généreux seigneur, et, à coup sûr, un particulier intelligent. Il va à Worms ! il a l’esprit d’aller à Worms, celui-là ! À la bonne heure ! Pourquoi les passants de cette espèce sont-ils si rares ? Hélas ! c’est pourtant une situation élégiaque et intéressante que d’être hôtelier dans cette ville de Worms, où il y a trois auberges ouvertes tous les jours pour un voyageur qui vient tous les trois ans ! Soyez le bienvenu, illustre étranger, spirituel français, aimable monsieur ! Comment ! vous venez à Worms ! Il vient à Worms noblement, simplement, la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe, sans fracas, sans chercher à faire de l’effet, comme quelqu’un qui est chez lui ! Cela est beau ! Quelle grande nation que cette nation française ! Vive l’empereur Napoléon !

Après ce beau monologue en une syllabe, il prit ma sacoche, et la mit sur sa brouette en me regardant avec un air aimable et un ineffable sourire qui voulait dire : Un sac de nuit ! rien qu’un sac de nuit ! que cela est noble et élégant, de n’avoir qu’un sac de nuit ! On voit que ce recommandable seigneur se sent grand par lui-même, qu’il se trouve avec raison assez éblouissant comme il est, et qu’il ne cherche pas à effarer le pauvre aubergiste par des semblants d’opulence, par des étalages de paquets, par des encombrements de valises, de portemanteaux, de cartons à chapeau et d’étuis à parapluie, et par de fallacieuses grosses malles qu’on laisse dans les auberges pour répondre de la dépense, et qui ne contiennent le plus