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LE RHIN.

cheval les degrés de marbre de Saint-Pierre de Rome. Pas une grande figure de l’histoire d’Allemagne dont le profil ne se soit dessiné sur leurs vénérables pierres : le vieux duc Welf ; Albert l’Ours ; saint Bernard ; Barberousse, qui se trompait de main en tenant l’étrier du pape ; l’archevêque de Cologne, Raynald, qui arrachait les franges du carrocium de Milan ; Richard Cœur de Lion ; Guillaume de Hollande ; Frédéric II, le doux empereur au visage grec, ami des poëtes comme Auguste, ami des califes comme Charlemagne, étudiant dans sa tente-horloge, où un soleil d’or et une lune d’argent marquaient les saisons et les heures. Ils ont contemplé, à leur rapide apparition, le moine Christian prêchant l’évangile aux païens de Prusse ; Hermann Salza, premier grand maître de l’ordre teutonique, grand bâtisseur de villes ; Ottocar, roi de Bohême ; Frédéric de Bade et Conradin de Souabe, décapités à seize ans ; Louis V, landgrave de Thuringe et mari de sainte Élisabeth ; Frédéric le Mordu, qui portait sur sa joue la marque du désespoir de sa mère ; et Rodolphe de Habsbourg, qui raccommodait lui-même son pourpoint gris. Ils ont retenti de la devise d’Eberhard, comte de Wurtemberg : Gloire à Dieu ! guerre au monde ! Ils ont logé Sigismond, cet empereur dont la justice pesait bien et frappait mal ; Louis V, le dernier empereur qui ait été excommunié ; Frédéric III, le dernier empereur qui ait été couronné à Rome. Ils ont écouté Pétrarque gourmandant Charles IV pour n’être resté à Rome qu’un jour et lui criant : Que diraient vos aïeux les Césars s’ils vous rencontraient à cette heure dans les Alpes, la tête baißée et le dos tourné à l’Italie ? Ils ont regardé passer, humiliés et furieux, l’Achille allemand, Albert de Brandebourg, après la leçon de Nuremberg, et l’Achille bourguignon, Charles le Téméraire, après les cinquante-six assauts de Neuss. Ils ont regardé passer, hautains et superbes, sur leurs mules et dans leurs litières, côtoyant le Rhin en longues files, les évêques occidentaux allant, en 1415, au concile de Constance pour juger Jean Huss ; en 1431, au concile de Bâle, pour déposer Eugène IV, et, en 1519, à la diète de Worms, pour interroger Luther. Ils ont vu surnager, remontant sinistrement le fleuve d’Oberwesel à Bacharach, sa blonde chevelure mêlée au flot, le cadavre blanc et ruisselant de saint Werner, pauvre petit enfant martyrisé par les juifs et jeté au Rhin en 1287. Ils ont vu rapporter de Vienne à Bruges, dans un cercueil de velours, sous un poêle d’or, Marie de Bourgogne, morte d’une chute de cheval à la chasse au héron. La horde hideuse des magyars, la rumeur des mogols arrêtés par Henri le Pieux au treizième siècle, le cri des hussites qui voulaient réduire à cinq toutes les villes de la terre, les menaces de Procope le Gros et de Procope le Petit, le bruit tumultueux des turcs remontant le Danube après la prise de Constantinople, la cage de fer où la vengeance des rois promena Jean de Leyde enchaîné entre son chancelier Krechting