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LE RHIN.

vidence produit les grandes choses ? Trois pâtres se rencontrent, c’est un peuple ; trois ruisseaux se rencontrent, c’est un fleuve.

Le peuple naît le 17 novembre 1307, la nuit, au bord d’un lac où trois pasteurs viennent de s’embrasser ; il se lève, il atteste le grand Dieu qui fait les paysans et les césars, puis il court aux fléaux et aux fourches. Géant rustique, il prend corps à corps le souverain géant, l’empereur d’Allemagne. Il brise à Kussnacht le bailli Gessler, qui faisait adorer son chapeau ; à Sarnen, le bailli Landenberg, qui crevait les yeux aux vieillards ; à Thalewyl, le bailli Wolfenschiess, qui tuait les femmes à coups de hache ; à Morgarten, le duc Léopold ; à Morat, Charles le Téméraire. Il enterre sous la colline de Buttisholz les trois mille anglais d’Enguerrand de Coucy. Il tient en respect à la fois les quatre formidables ennemis qui lui viennent des quatre points cardinaux ; il bat à Sempach le duc d’Autriche, à Granson le duc de Bourgogne, à Chillon le duc de Savoie, à Novare le duc de Milan ; et notons en passant qu’à Novare, en 1513, le duc de Milan était duc par le droit de l’épée et s’appelait Louis XII, roi de France. Il accroche à un clou dans ses arsenaux, au-dessus de ses habits de paysan, à côté des colliers de fer qu’on lui destinait, les splendides armures ducales des princes vaincus ; il a de grands citoyens, Guillaume Tell d’abord, puis les trois libérateurs, puis Pierre Collin et Gundoldingen, qui ont laissé leur sang sur la bannière de leur ville, et Conrad Baumgarten, et Scharnachthal, et Winkelried, qui se jetait sur les piques comme Curtius dans le gouffre ; il lutte à Bellinzona pour l’inviolabilité du sol, et à Cappel pour l’inviolabilité de la conscience ; il perd Zwingli en 1531, mais il délivre Bonivard en 1536 ; et depuis lors il est debout. Il accomplit sa destinée, entre les quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, nœud de civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux envahissements injustes, point d’appui aux résistances légitimes. Depuis six cents ans, au centre de l’Europe, au milieu d’une nature sévère, sous l’œil d’une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail.

Le fleuve naît entre deux murailles de granit ; il fait un pas et il rencontre, à Andeer, village roman, le souvenir de Charlemagne ; à Coire, l’ancienne Curia, le souvenir de Drusus ; à Feldkirch, le souvenir de Masséna ; puis, comme consacré pour les destinées qui l’attendent par ce triple baptême germanique, romain et français, laissant l’esprit indécis entre son étymologie grecque ΄Ρέειν, et son étymologie allemande Rinnen, qui toutes