Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.
253
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN.

gravure d’Audran complètement reproduite en ronde bosse dans un monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des enseignes d’auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides fléchissent dans toutes les postures de la rage, de la douleur et de la fatigue. Celles-ci courbent la tête, celles-là se retournent à demi ; quelques-unes posent sur leurs hanches leurs deux mains crispées, ou compriment leur poitrine gonflée prête à éclater ; il y a des Hercules dédaigneux qui soutiennent une maison à six étages d’une seule épaule et montrent le poing aux gens ; il y a de tristes Vulcains bossus qui s’aident de leurs genoux, ou de malheureuses sirènes dont la queue écaillée s’écrase affreusement entre les pierres de refend ; il y a des chimères exaspérées qui s’entre-mordent avec fureur ; d’autres pleurent, d’autres rient d’un air amer, d’autres font aux passants des grimaces effroyables. J’ai remarqué que beaucoup de salles de cabaret, retentissantes du choc des verres, sont posées en surplomb sur des cariatides. Il paraît que c’est un goût des vieux bourgeois libres de Francfort de faire porter leurs ripailles par des statues souffrantes.

Le plus horrible cauchemar qu’on puisse avoir à Francfort, ce n’est ni l’invasion des russes, ni l’irruption des français, ni la guerre européenne traversant le pays, ni les vieilles guerres civiles déchirant de nouveau les quatorze quartiers de la ville, ni le typhus, ni le choléra ; c’est le réveil, le déchaînement et la vengeance des cariatides.

Une des curiosités de Francfort qui disparaîtra bientôt, j’en ai peur, c’est la boucherie. Elle occupe deux anciennes rues. Il est impossible de voir des maisons plus vieilles et plus noires se pencher sur un plus splendide amas de chair fraîche. Je ne sais quel air de jovialité gloutonne est empreint sur ces façades bizarrement ardoisées et sculptées, dont le rez-de-chaussée semble dévorer, comme une gueule profonde toute grande ouverte, d’innombrables quartiers de bœufs et de moutons. Les bouchers sanglants et les bouchères roses causent avec grâce sous des guirlandes de gigots. Un ruisseau rouge, dont deux fontaines jaillissantes modifient à peine la couleur, coule et fume au milieu de la rue. Au moment où j’y passais, elle était pleine de cris effrayants. D’inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes, y commettaient un massacre de cochons de lait. Les servantes, leur panier au bras, riaient à travers le vacarme. Il y a des émotions ridicules qu’il ne faut pas laisser voir ; pourtant j’avoue que, si j’avais su que faire d’un pauvre petit cochon de lait, qu’un boucher emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait pas, ignorant ce qu’on lui voulait et ne comprenant rien à la chose, je l’aurais acheté et sauvé. Une jolie petite fille de quatre ans, qui comme moi le considérait avec compassion, semblait m’y encourager du regard. Je n’ai pas fait ce que cet œil charmant me disait, j’ai désobéi à