Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/270

Cette page a été validée par deux contributeurs.
250
LE RHIN.

La beauté des riveraines du Rhin ne se dément pas à Mayence ; seulement les femmes y sont tout à la fois curieuses à la façon des flamandes et à la façon des alsaciennes. Mayence est le point de jonction de l’espion-miroir d’Anvers et de l’espion-tourelle de Strasbourg.

La ville, si blanchie qu’elle soit, a gardé en beaucoup d’endroits son honorable aspect de cité marchande de la hanse rhénane. On lit encore sur des portes pro celeri mercaturæ expeditione. Dans deux ou trois ans on y lira Roulage accéléré.

Du reste, une vie profonde, qui sort du Rhin, anime cette ville. Elle n’est pas moins hérissée de mâts, pas moins encombrée de ballots, pas moins pleine de rumeur que Cologne. On marche, on parle, on pousse, on traîne, on arrive, on part, on vend, on achète, on crie, on chante, on vit enfin dans tous les quartiers, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. — La nuit, cet immense bourdonnement se tait ; et l’on n’entend plus dans Mayence que le murmure du Rhin et le bruit éternel des dix-sept moulins à eau amarrés aux piles englouties du pont de Charlemagne.

Quoi qu’aient fait les congrès, ou, pour mieux dire, à cause de ce qu’ont fait les congrès, le vide laissé à Mayence par la triple domination des romains, des archevêques et des français, n’est pas comblé. Personne n’y est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n’y règne que de nom. Sur sa forteresse de Castel il peut lire : cura confœderationis conditum ; et il peut voir un soldat blanc et un soldat bleu, c’est-à-dire l’Autriche et la Prusse, se promener nuit et jour, l’arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni l’Autriche n’y sont pas non plus chez elles ; elles se gênent et se coudoient. Évidemment ceci n’est qu’un état provisoire. Il y a dans le mur même de la citadelle une ruine à demi engagée dans le rempart neuf, — une espèce de piédestal tronqué qu’on appelle encore maintenant la pierre de l’Aigle, Adlerstein. C’est le tombeau de Drusus. Une aigle en effet, une aigle impériale, une aigle formidable et toute-puissante, s’est posée là pendant seize cents ans, puis s’est éclipsée. En 1804, elle a reparu ; en 1814, elle s’est envolée de nouveau. — Aujourd’hui, à l’heure même où nous sommes, Mayence aperçoit à l’horizon, du côté de la France, un point noir qui grossit et qui s’approche. C’est l’aigle qui revient.