Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/257

Cette page a été validée par deux contributeurs.
237
BINGEN.

inintelligible, un esprit trouble en tout, un de ces hommes empêchés qui bredouillent en parlant et qui griffonnent en écrivant. L’avocat l’écrasait de sa supériorité. Parfois le poëte s’emportait et fâchait l’autre. Alors l’avocat irrité parlait deux heures durant avec une éloquence claire, limpide, coulante, transparente, intarissable, comme parle le robinet de ma fontaine quand il a mis son bonnet de travers.

Sur ce, l’entomologiste, qui avait de l’esprit, s’amusait à son tour à écraser l’avocat. Il parlait sérieusement bien, se faisait admirer de la cantonade, et regardait de temps en temps de côté si la jolie maritorne l’écoutait.

Il avait un jour fort pertinemment péroré à propos de vertu, de résignation et de renoncement ; mais il n’avait pas mangé. Or c’est un maigre souper que la philosophie quand on n’a rien à mettre dessus. Je l’invitai à dîner ; et, quoiqu’il eût à peine pu deviner, aux deux ou trois mots que j’avais prononcés, de quel pays j’étais, il voulut bien accepter. Nous causâmes. Il me prit en amitié, et nous fîmes dans l’île des Rats et sur la rive droite du Rhin quelques excursions ensemble. Je payais le batelier.

Un soir, comme nous revenions de la Tour de Hatto, je le priai de souper avec moi. Le major était à table. Mon docte compagnon avait pris dans l’île un beau scarabée à cuirasse d’azur, et, tout en me le montrant, il s’avisa de me dire : Rien n’est beau comme les sagres bleus. Sur ce, le major, qui écoutait, ne put s’empêcher de l’interrompre : Parbleu, monsieur, fit-il, les sacrebleu ont du bon parfois pour faire marcher les soldats et les chevaux ; mais je ne vois pas ce qu’ils ont de beau.

Voilà toutes mes aventures à Bingen. Du reste, quoique cette ville ne soit pas grande, c’est une de celles où s’épanche le plus largement, du commissionnaire au batelier, du batelier au cicérone, du cicérone à la servante, de la servante au valet d’auberge, cette cascade de pourboires que je vous ai décrite ailleurs, et au bas de laquelle la bourse de l’infortuné voyageur arrive parfaitement exterminée, aplatie et vide.

À propos, depuis Bacharach, je suis sorti des thalers, des silbergrossen et des pfennings, et je suis entré dans les florins et les kreutzers. L’obscurité redouble. Voici, pour peu qu’on se hasarde dans une boutique, comment on dialogue avec les marchands : — Combien ceci ? — Le marchand répond : — Monsieur, un florin cinquante-trois kreutzers. — Expliquez-vous plus clairement. — Monsieur, cela fait un thaler et deux gros et dix-huit pfennings de Prusse. — Pardon, je ne comprends pas encore. Et en argent de France ? — Monsieur, un florin vaut deux francs trois sous et un centime ; un thaler de Prusse vaut trois francs trois quarts ; un silbergrossen vaut deux sous et demi ; un kreutzer vaut les trois quarts d’un sou ; un pfenning vaut les trois quarts d’un liard. — Alors je réponds comme le don