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LE RHIN.

doux, pénétrés de la nécessité des choses et de la loi des natures, qui accordent aux poëtes les enjambements et aux rêveurs les enjambées.

Bingen est une jolie et belle ville, à la fois blanche et noire, grave comme une ville antique et gaie comme une ville neuve, qui, depuis le consul Drusus jusqu’à l’empereur Charlemagne, depuis l’empereur Charlemagne jusqu’à l’archevêque Willigis, depuis l’archevêque Willigis jusqu’au marchand Montemagno, depuis le marchand Montemagno jusqu’au visionnaire Holzhausen, depuis le visionnaire Holzhausen jusqu’au notaire Fabre actuellement régnant dans le château de Drusus, s’est peu à peu agglomérée et amoncelée, maison à maison, dans l’Y du Rhin et de la Nahe, comme la rosée s’amasse goutte à goutte dans le calice d’un lys. Passez-moi cette comparaison, qui a le tort d’être fleurie, mais qui a le mérite d’être vraie, et qui représente fidèlement, et pour tous les cas possibles, le mode de formation d’une ville dans un confluent.

Tout contribue à faire de Bingen une sorte d’antithèse bâtie au milieu d’un paysage qui est lui-même une antithèse vivante. La ville, pressée à gauche par la rivière, à droite par le fleuve, se développe en forme de triangle autour d’une église gothique adossée à une citadelle romaine. Dans la citadelle, qui date du premier siècle et qui a longtemps servi de repaire aux chevaliers bandits, il y a un jardin de curé ; dans l’église, qui est du quinzième siècle, il y a le tombeau d’un docteur quasi sorcier, ce Barthélemy de Holzhausen, que l’électeur de Mayence eût probablement fait brûler comme devin s’il ne l’avait payé comme astrologue. Du côté de Mayence rayonne, étincelle et verdoie la fameuse plaine-paradis qui ouvre le Rhingau. Du côté de Coblentz les sombres montagnes de Leyen froncent le sourcil. Ici la nature rit comme une belle nymphe étendue toute nue sur l’herbe ; là elle menace comme un géant couché.

Mille souvenirs, représentés l’un par une forêt, l’autre par un rocher, l’autre par un édifice, se mêlent et se heurtent dans ce coin du Rhingau. Là-bas ce coteau vert, c’est le joyeux Johannisberg ; au pied du Johannisberg, ce redoutable donjon carré qui flanque l’angle de la forte ville de Rudesheim a servi de tête de pont aux romains. Au sommet du Niederwald, qui fait face à Bingen, au bord d’une admirable forêt, sur la montagne qui commence maintenant l’encaissement du Rhin, et qui avant les temps historiques en barrait l’entrée, un petit temple à colonnes blanches, pareil à une rotonde de café parisien, se dresse au-dessus du morose et superbe Ehrenfels, construit au douzième siècle par l’archevêque Siegfried, mornes tours qui ont été jadis une formidable citadelle et qui sont aujourd’hui une ruine magnifique. Le joujou domine et humilie la forteresse. De l’autre côté du Rhin, sur le Ruppertsberg, qui regarde le Niederwald, dans