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LE RHIN.

Au moment où ce cortège déboucha de la galerie et entra dans la salle, les torches des valets devinrent bleues, et les chiens se turent subitement. Ces effroyables dogues, aux gueules de lions et aux rugissements de tigres, s’avancèrent à la suite de leur maître, à pas lents, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, les reins frissonnants d’une profonde terreur, les yeux suppliants, vers la table où siégeaient les mystérieux convives, toujours blêmes, impassibles et mornes comme des faces de marbre.

Arrivé près de la table, le vieux regarda en face les lugubres soupeurs et éclata de rire. — Hombres y mugeres, or çà, vosotros belle signore, domini et dominæ, amigos mios, comment va la besogne ?

— Tu viens bien tard, dit l’homme d’airain.

— C’est que j’avais un ami à qui je voulais faire voir la chasse, répondit le vieillard.

— Oui, répliqua Nemrod, mais regarde.

En même temps, étendant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule de bronze, il désignait derrière lui le fond de la salle. L’œil de Pécopin suivit machinalement l’indication du géant, et il vit au loin se dessiner sur les murailles noires des ogives blanchâtres, comme s’il y eût eu là des fenêtres vaguement frappées par les premières lueurs de l’aube.

— Eh bien, reprit le chasseur, il faut dépêcher.

Et, sur un signe qu’il leur fit, les deux cents porte-flambeaux, aidés par les nègres, se disposèrent à placer le cerf rôti sur la table, au pied du chandelier à sept branches.

Alors Pécopin enfonça les éperons dans les flancs du genêt, qui lui obéit, chose étrange ! peut-être à cause de l’approche du jour, qui affaiblit les sortilèges ; il poussa son cheval entre les valets et la table, se dressa debout sur les étriers, mit l’épée à la main, regarda fixement tour à tour les sinistres visages de la grande table et le vieux chasseur, et s’écria d’une voix tonnante :

— Pardieu ! qui que vous soyez, spectres, larves, apparences et visions, empereurs ou démons, je vous défends de faire un pas ; ou, par la mort et que Dieu m’aide ! je vous apprendrai à tous, même à toi, l’homme de bronze, ce que pèse sur la tête d’un fantôme le soulier de fer d’un chevalier vivant ! Je suis dans la caverne des ombres, mais je prétends y faire à ma fantaisie et à ma guise des choses réelles et terribles ! ne vous en mêlez pas, mes maîtres ! Et toi qui m’as menti, vieux misérable, tu peux bien dégainer en jeune homme, puisque tu souffles dans ta trompe avec plus de rage qu’un taureau. Mets-toi donc en garde, ou, par la messe ! je te coupe les reins à travers le ventre, fusses-tu le roi Pluto en personne !