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LE RHIN.

Le pauvre chevalier se résigna, ferma les yeux et se laissa emporter.

Une fois il les rouvrit ; la chaleur de fournaise d’une nuit tropicale lui frappait le visage ; de vagues rugissements de tigres et de chacals arrivaient jusqu’à lui ; il entrevit des ruines de pagodes sur le faîte desquelles se tenaient gravement debout, rangés par longues files, des vautours, des philosophes et des cigognes ; des arbres d’une forme bizarre prenaient dans les vallées mille attitudes étranges ; il reconnut le banian et le baobab ; l’oüé-nonbouyh sifflait, l’oyra rameum fredonnait, le petit gonambuch chantait. Pécopin était dans une forêt de l’Inde.

Il ferma les yeux.

Puis il les rouvrit encore. En un quart d’heure aux souffles de l’équateur avait succédé un vent de glace. Le froid était terrible. Le sabot du cheval faisait crier le givre. Les rangifères, les aises et les satyres couraient comme des ombres à travers la brume. L’âpreté des bois et des montagnes était affreuse. Il n’y avait à l’horizon que deux ou trois rochers d’une hauteur immense autour desquels volaient les mouettes et les stercoraires, et à travers d’horribles verdures noires on entrevoyait de longues vagues blanches auxquelles le ciel jetait des flocons de neige et qui jetaient au ciel des flocons d’écume. Pécopin traversait les mélèzes de la Biarmie, qui sont au cap Nord.

Un moment après la nuit s’épaissit, Pécopin ne vit plus rien, mais il entendit un bruit épouvantable, et il reconnut qu’il passait près du gouffre Maelstrom, qui est le Tartare des anciens et le nombril de la mer.

Qu’était-ce donc que cette effroyable forêt qui faisait le tour de la terre ?

Le cerf à seize andouillers reparaissait par intervalles, toujours fuyant et toujours poursuivi. Les ombres et les rumeurs se précipitaient pêle-mêle sur sa trace, et le cor du vieux chasseur dominait tout, même le bruit du gouffre Maelstrom.

Tout à coup le genêt s’arrêta court. Les aboiements cessèrent, tout se tut autour de Pécopin. Le pauvre chevalier, qui depuis plus d’une heure avait refermé les yeux, les rouvrit. Il était devant la façade d’un sombre et colossal édifice, dont les fenêtres éclairées semblaient jeter des regards. Cette façade était noire comme un masque et vivante comme un visage.