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DE LORCH À BINGEN.

à-dire six francs, il me comprit, et, quelques minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers la Maüsethurm.

Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous approchions, au lieu de croître, diminuait ; c’était la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j’avais pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que la Maüsethurm, nous descendions le Rhin, et nous avancions rapidement.

J’avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir distinctement, à chaque coup de rame, d’une manière qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je sentis la barque s’affaisser brusquement sous moi comme si l’eau pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds ; je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire qui, éclairé sinistrement par la réverbération surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d’effrayant, et il me dit : Bingerloch. Nous étions sur le gouffre.

Le bateau tourna ; l’homme se leva, saisit un croc d’une main et une corde de l’autre, plongea le croc dans la vague en s’y appuyant de tout son poids, et se mit à marcher sur le bordage. Pendant qu’il marchait, le dessous de la barque froissait avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l’eau.

Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l’homme proférât une parole.

Tout à coup il tira son croc de l’eau et le tint en arrêt horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La barque s’arrêta rudement. Nous abordions.

Je levai les yeux. À une demi-portée de pistolet, sur une petite île qu’on n’aperçoit pas du bord du fleuve, se dressait la Maüsethurm, sombre, énorme, formidable, déchiquetée à son sommet, largement et profondément rongée à sa base, comme si les rats effroyables de la légende avaient mangé jusqu’aux pierres.

La lueur n’était plus une lueur ; c’était un flamboiement éclatant et farouche qui jetait au loin de longs rayonnements jusqu’aux montagnes et sortait par les crevasses et par les baies difformes de la tour comme par les trous d’une lanterne sourde gigantesque.

Il me semblait entendre dans le fatal édifice une sorte de bruit singulier, strident et continu, pareil à un grincement.

Je mis pied à terre, je fis signe au batelier de m’attendre, et je m’avançai vers la masure.