Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.
180
LE RHIN.

Du reste, pas un bruit humain dans cette solitude, pas un cri d’oiseau ; un silence glacial et morne, troublé seulement par la plainte irritée et monotone du Rhin.

J’avais sous les yeux la Maüsethurm.

Je ne me l’étais pas imaginée plus effrayante. Tout y était : la nuit, les nuées, les montagnes, les roseaux frissonnants, le bruit du fleuve plein d’une secrète horreur, comme si l’on entendait le sifflement des hydres cachées sous l’eau, les souffles tristes et faibles du vent, l’ombre, l’abandon, l’isolement, et jusqu’à la vapeur de fournaise sur la tour, jusqu’à l’âme de Hatto !

Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve !

Il me prit alors une idée, la plus simple du monde, mais qui, dans ce moment-là, me fit l’effet d’un vertige ; je voulus sur-le-champ, à cette heure, sans attendre au lendemain, sans attendre au jour, aborder cette masure. L’apparition était sous mes yeux, la nuit était profonde, le pâle fantôme de l’archevêque se dressait sur le Rhin ; c’était le moment de visiter la Tour des Rats.

Mais comment faire ? où trouver un bateau, à une telle heure, dans un tel lieu ? Traverser le Rhin à la nage, c’eût été pousser le goût des spectres un peu loin. D’ailleurs, eussé-je été assez grand nageur et assez grand fou pour cela, il y a précisément à cet endroit, à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur ne serait pas même un goujon. J’étais fort embarrassé.

Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que les palpitations de la cloche d’argent et les revenants du donjon de Velmich n’empêchaient pas les ceps et les échalas d’exploiter leur colline et d’escalader leurs décombres, et j’en conclus que, le voisinage d’un gouffre rendant nécessairement la rivière très poissonneuse, je rencontrerais probablement au bord de l’eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats.

Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant longtemps encore sans rien rencontrer. J’atteignis le point de la rive le plus voisin de la ruine, je le dépassai, j’arrivai presque jusqu’au confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer de batelier, lorsque, en descendant jusqu’aux osiers du bord, j’aperçus une de ces grandes araignées-filets dont je vous ai parlé. À quelques pas du filet était amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé dans une couverture. J’entrai dans la barque, je réveillai l’homme, je lui montrai la tour, il ne me comprit pas, je lui montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux kreutzers, c’est-