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DE LORCH À BINGEN

et je ne sais comment il se trouva, au bout d’un quart d’heure, que j’avais fait, presque sans le vouloir, les vers quelconques que voici :


L’Amour forgeait. Au bruit de son enclume,
Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux ;
Car c’était l’heure où se répand la brume,
Où sur les monts, comme un feu qui s’allume,
Brille Vénus, l’escarboucle des cieux.

La grive au nid, la caille en son champ d’orge,
S’interrogeaient, disant : Que fait-il là ?
Que forge-t-il si tard ? — Un rouge-gorge
Leur répondit : Moi, je sais ce qu’il forge ;
C’est un regard qu’il a pris à Stella.

Et les oiseaux, riant du jeune maître,
De s’écrier : Amour, que ferez-vous
De ce regard, qu’aucun fiel ne pénètre ?
Il est trop pur pour vous servir, ô traître !
Pour vous servir, méchant, il est trop doux.

Mais Cupido, parmi les étincelles,
Leur dit : Dormez, petits oiseaux des bois.
Couvez vos œufs et repliez vos ailes.
Les purs regards sont mes flèches mortelles ;
Les plus doux yeux sont mes pires carquois.


Comme je terminais cette chose, la route tourna, et je m’arrêtai brusquement. Voici ce que j’avais devant moi. À mes pieds, le Rhin courant et se hâtant dans les broussailles avec un murmure rauque et furieux, comme s’il échappait d’un mauvais pas ; à droite et à gauche, des montagnes ou plutôt de grosses masses d’obscurité perdant leur sommet dans les nuées d’un ciel sombre piqué çà et là de quelques étoiles ; au fond, pour horizon, un immense rideau d’ombre ; au milieu du fleuve, au loin, debout dans une eau plate, huileuse et comme morte, une grande tour noire, d’une forme horrible, du faîte de laquelle sortait, en s’agitant avec des balancements étranges, je ne sais quelle nébulosité rougeâtre. Cette clarté, qui ressemblait à la réverbération de quelque soupirail embrasé ou à la vapeur d’une fournaise, jetait sur les montagnes un rayonnement pâle et blafard, faisait saillir à mi-côte sur la rive droite une ruine lugubre, semblable à la larve d’un édifice, et se reflétait jusqu’à moi dans le miroitement fantastique de l’eau.

Figurez-vous, si vous pouvez, ce paysage sinistre vaguement dessiné par des lueurs et des ténèbres.