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DE LORCH À BINGEN.

du Rhin et s’y réfugia à l’aide d’une barque autour de laquelle dix archers battaient l’eau ; les rats se jetèrent à la nage, traversèrent le Rhin, grimpèrent sur la tour, rongèrent les portes, le toit, les fenêtres, les planchers et les plafonds, et, arrivés enfin jusqu’à la basse-fosse où s’était caché le misérable archevêque, l’y dévorèrent tout vivant. — Maintenant la malédiction du ciel et l’horreur des hommes sont sur cette tour, qui s’appelle la Maüsethurm. Elle est déserte ; elle tombe en ruine au milieu du fleuve ; et quelquefois, la nuit, on en voit sortir une étrange vapeur rougeâtre, qui ressemble à la fumée d’une fournaise, c’est l’âme de Hatto qui revient.

Avez-vous remarqué une chose ? L’histoire est parfois immorale, les contes sont toujours honnêtes, moraux et vertueux. Dans l’histoire volontiers le plus fort prospère, les tyrans réussissent, les bourreaux se portent bien, les monstres engraissent, les Sylla se transforment en bons bourgeois, les Louis XI et les Cromwell meurent dans leur lit. Dans les contes, l’enfer est toujours visible. Pas de faute qui n’ait son châtiment, parfois même exagéré ; pas de crime qui n’amène son supplice, souvent effroyable ; pas de méchant qui ne devienne un malheureux, quelquefois fort à plaindre. Cela tient à ce que l’histoire se meut dans l’infini, et le conte dans le fini. L’homme, qui fait le conte, ne se sent pas le droit de poser les faits et d’en laisser supposer les conséquences ; car il tâtonne dans l’ombre, il n’est sûr de rien, il a besoin de tout borner par un enseignement, un conseil et une leçon ; et il n’oserait pas inventer des événements sans conclusion immédiate. Dieu, qui fait l’histoire, montre ce qu’il veut et sait le reste.

Maüsethurm est un mot commode. On y voit ce qu’on désire y voir. Il y a des esprits qui se croient positifs et qui ne sont qu’arides, qui chassent la poésie de tout, et qui sont toujours prêts à lui dire, comme cet autre homme positif au rossignol : Veux-tu te taire, vilaine bête ! Ces esprits-là affirment que Maüsethurm vient de mauss ou mauth, qui signifie péage. Ils déclarent qu’au dixième siècle, avant que le lit du fleuve fût élargi, le passage du Rhin n’était ouvert que du côté gauche, et que la ville de Bingen avait établi, au moyen de cette tour, son droit de barrière sur les bateaux. Ils s’appuient sur ce qu’il y a encore près de Strasbourg deux tours pareilles consacrées à une perception d’impôt sur les passants, lesquelles s’appellent également Maüsethurm. Pour ces graves penseurs inaccessibles aux fables, la tour maudite est un octroi et Hatto est un douanier.

Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement, Maüsethurm vient de maüse, qui vient de mus et qui veut dire rat. Ce prétendu péage est la Tour des Souris, et ce douanier est un spectre.

Après tout, les deux opinions peuvent se concilier. Il n’est pas absolu-