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LE RHIN.

ayant quelque analogie avec le chêne kermès de Provence, et j’avais sous les yeux un désert, mais un désert joyeux et superbe, un désert divin. Je n’ai rien vu de plus beau dans toutes mes excursions aux environs du Rhin. Je ne sais comment s’appelle cet endroit. Ce n’étaient autour de moi, à perte de vue, que montagnes, prairies, eaux vives, vagues verdures, molles brumes, lueurs humides qui chatoyaient comme des yeux entr’ouverts, vifs reflets d’or noyés dans le bleu des lointains, magiques forêts pareilles à des touffes de plumes vertes, horizons moirés d’ombres et de clartés. — C’était un de ces lieux où l’on croit voir faire la roue à ce paon magnifique qu’on appelle la nature.

Derrière la colline où j’étais assis, au haut d’un monticule couvert de sapins, de châtaigniers et d’érables, j’apercevais une sombre ruine, colossal monceau de basalte brun. On eût dit un tas de lave pétri par quelque géant en forme de citadelle. Qu’était-ce que ce château ? Je n’aurais pu le dire, je ne savais où j’étais.

Questionner un édifice de près, vous le savez, c’est ma manie. Au bout d’un quart d’heure j’étais dans la ruine.

Un antiquaire qui fait le portrait de sa ruine, comme un amant qui fait le portrait de sa maîtresse, se charme lui-même et risque d’ennuyer les autres. Pour les indifférents qui écoutent l’amoureux, toutes les belles se ressemblent, et toutes les ruines aussi. Je ne dis pas, mon ami, que je m’abstiendrai désormais avec vous de toute description d’édifices. Je sais que l’histoire et l’art vous passionnent ; je sais que vous êtes du public intelligent, et non du public grossier. Cette fois pourtant je vous renverrai au portrait minutieux que je vous ai fait de la Souris. Figurez-vous force broussailles, force plafonds effondrés, force fenêtres déformées, et au-dessus de tout cela quatre ou cinq grandes diablesses de tours, noires, éventrées et formidables.

J’allais et venais dans ces décombres, cherchant, furetant, interrogeant ; je retournais les pierres brisées dans l’espoir d’y trouver quelque inscription qui me signalerait un fait, ou quelque sculpture qui me révélerait une époque, quand une baie, qui avait jadis été une porte, m’a ouvert passage sous une voûte où pénétrait par une crevasse un éclatant rayon de soleil. J’y suis entré, et je me suis trouvé dans une façon de chambre basse éclairée par des meurtrières dont la forme et l’embrasure indiquaient qu’elles avaient servi au jeu des onagres, des fauconneaux et des scorpions. Je me suis penché à l’une de ces meurtrières en écartant la touffe de fleurs qui la bouche aujourd’hui. Le paysage, de cette fenêtre, n’est pas gai. Il y a là une vallée étroite et obscure, ou plutôt un déchirement de la montagne jadis traversé par un pont dont il ne reste plus que l’arche d’appui. D’un côté un éboule-