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LE RHIN.

dait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. À tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l’ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n’était pas un rictus, c’était un bâillement ; ce n’était pas féroce, c’était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d’honnête, de béat, de résigné et d’endormi ; et j’ai retrouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne, que je résolus aussi, moi, de faire bonne contenance. J’acceptai l’ours pour spectateur, et je continuai ce que j’avais commencé. Je me mis donc à crayonner sur mon livre la cinquième ligne de la note ci-dessus, laquelle cinquième ligne, comme je vous le disais tout à l’heure, est sur mon manuscrit très écartée de la quatrième ; ce qui tient à ce que, en commençant à l’écrire, j’avais les yeux fixés sur l’œil de l’ours.

Pendant que j’écrivais, une grosse mouche vint se poser sur l’oreille ensanglantée de mon spectateur. Il leva lentement sa patte droite et la passa par-dessus son oreille avec le mouvement d’un chat. La mouche s’envola. Il la chercha du regard ; puis, quand elle eut disparu, il saisit ses deux pattes de derrière avec ses deux pattes de devant, et comme satisfait de cette attitude classique, il se remit à me contempler. Je déclare que je suivais ces mouvements variés avec intérêt.

Je commençais à me faire à ce tête-à-tête, et j’écrivais la sixième ligne de la note, lorsque survint un incident ; un bruit de pas précipités se fit entendre dans la grande route, et tout à coup je vis déboucher du tournant un autre ours, un grand ours noir ; le premier était fauve. Cet ours noir arriva au grand trot, et, apercevant l’ours fauve, vint se rouler gracieusement à terre auprès de lui. L’ours fauve ne daignait pas regarder l’ours noir, et l’ours noir ne daignait pas faire attention à moi.

Je confesse qu’à cette nouvelle apparition, qui élevait mes perplexités à la seconde puissance, ma main trembla. J’étais en train d’écrire cette ligne : « … peuvent entendre passer les sérénades. » Sur mon manuscrit je vois aujourd’hui un assez grand intervalle entre ces mots : entendre passer et ces mots : les sérénades. Cet intervalle signifie — Un deuxième ours !

Deux ours ! pour le coup, c’était trop fort. Quel sens cela avait-il ? À qui en voulait le hasard ? Si j’en jugeais par le côté d’où l’ours noir avait débouché, tous venaient de Paris, pays où il y a pourtant peu de bêtes, — sauvages surtout.

J’étais resté comme pétrifié. L’ours fauve avait fini par prendre part aux jeux de l’autre, et, à force de se rouler dans la poussière, tous deux étaient devenus gris. Cependant j’avais réussi à me lever, et je me demandais si j’irais ramasser ma canne, qui avait roulé à mes pieds dans le fossé, lorsqu’un troisième ours survint, un ours rougeâtre, petit, difforme, plus déchiqueté