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BACHARACH.

étranger, on est étrange. Le voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés. Cela tient à ce que, hors quelques pauvres peintres cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne daigne visiter l’antique capitale répudiée des comtes palatins, affreux trou dont s’écartent les dampfschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de ville triste.

Cependant je dois avouer encore qu’il y avait dans un cabinet voisin de ma chambre une lithographie représentant l’Europe, c’est-à-dire deux belles dames décolletées et un beau monsieur à moustaches chantant autour d’un piano, accompagnés de ce quatrain folâtre peu digne de Bacharach :

L’Europe.

L’Europe enchanteresse, où la France en jouant
Donne partout les lois de sa mode éphémère,
Les plaisirs, les beaux-arts et le sexe charmant,
Sont les cultes chéris de cette heureuse terre.

La marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain empire, c’est l’aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach.

J’avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C’était une sorte d’arrière-cour attenante à l’église romane, d’où l’on peut monter par un roide escalier en lave jusqu’aux ruines de l’église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu’au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d’années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais qu’on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres deux mannequins-épouvantails, costumés en Lubins d’opéra-comique, emperruqués et coiffés d’affreux tricornes, s’efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n’empêchait pas d’abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hochequeues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d’un feu d’artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d’un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles.