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LE RHIN.

cette botte de noires tours qui ressemble à l’ancienne Bastille de Paris, c’est le manoir inhospitalier dont Sibo de Lorch refusait d’ouvrir la porte aux gnomes dans les nuits d’orage.

Bacharach est dans un paysage farouche. Des nuées presque toujours accrochées à ses hautes ruines, des rochers abrupts, une eau sauvage, enveloppent dignement cette vieille ville sévère, qui a été romaine, qui a été romane, qui a été gothique, et qui ne veut pas devenir moderne. Chose remarquable, une ceinture d’écueils qui l’entoure de toutes parts empêche les bateaux à vapeur d’aborder et tient la civilisation à distance.

Aucune touche discordante, aucune façade blanche à contrevents verts ne dérange l’austère harmonie de cet ensemble. Tout y concourt, jusqu’à ce nom, Bacharach, qui semble un ancien cri des bacchanales, accommodé pour le sabbat.

Je dois pourtant dire, en historien fidèle, que j’ai vu une marchande de modes installée avec ses rubans roses et ses bonnets blancs sous une effroyable ogive toute noire du douzième siècle.

Le Rhin mugit superbement autour de Bacharach. Il semble qu’il aime et qu’il garde avec orgueil sa vieille cité. On est tenté de lui crier : Bien rugi, lion ! À une portée d’arquebuse de la ville, il s’engouffre et tourne sur lui-même dans un entonnoir de rochers en imitant l’écume et le bruit de l’océan. Ce mauvais pas s’appelle le Wildes Gefæhrt. Il est tout à la fois beaucoup plus effrayant et beaucoup moins dangereux que la Bank de Saint-Goar. — Il ne faut pas juger des gouffres, etc.

Quand le soleil écarte un nuage et vient rire à une lucarne du ciel, rien n’est plus ravissant que Bacharach. Toutes ces façades décrépites et rechignées se dérident et s’épanouissent. Les ombres des tourelles et des girouettes dessinent mille angles bizarres. Les fleurs — il y a là des fleurs partout — se mettent à la fenêtre en même temps que les femmes, et sur tous les seuils apparaissent, par groupes gais et paisibles, les enfants et les vieillards, se réchauffant pêle-mêle au rayon de midi, — les vieillards avec ce pâle sourire qui dit : Déjà plus ! les enfants avec ce doux regard qui dit : Pas encore !

Au milieu de ce bon peuple va et vient et se promène un sergent prussien en uniforme avec une mine entre chien et loup.

Du reste, que ce soit esprit du pays, que ce soit jalousie de la Prusse, je n’ai pas vu dans les cadres qui pendent aux murailles des auberges d’autre grand homme que ce conquérant au profil quelque peu rococo, cette espèce de Napoléon-Louis XV, vrai héros, vrai penseur et vrai prince d’ailleurs, qu’on appelle Frédéric II.

À Bacharach un passant est un phénomène. On n’est pas seulement