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SAINT-GOAR.

radeaux, les longs bateaux à voiles, les petites barques-flèches et les huit ou dix omnibus à vapeur qui vont et viennent, montent et descendent, et passent à chaque instant avec le clapotement d’un gros chien qui nage, fumants et pavoisés. Au loin, sur la rive opposée, sous de beaux noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœuvrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en pantalon blanc, et l’on entend le tambour tapageur d’un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée, on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec leur bonnet bleu-ciel pareil à une tiare qui aurait été modifiée par un coup de poing, et l’on entend rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent jouer avec le Rhin. Pourquoi pas ? Ceux de Tréport et d’Étretat jouent bien avec l’océan. Au reste, les enfants du Rhin sont charmants. Aucun d’eux n’a cette mine rogue et sévère des marmots anglais, par exemple. Les marmots allemands ont l’air indulgent comme de vieux curés.

Si l’on sort, on peut passer le Rhin pour six sous, prix d’un omnibus parisien, et l’on monte au Chat. C’est dans ce manoir des barons de Katzenellenbogen que s’est accomplie, en 1471, la lugubre aventure du chapelain Jean de Barnich. Aujourd’hui, die Katz est une belle ruine dont l’usufruit est loué par le duc de Nassau à un major prussien quatre ou cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs paient la rente. J’ai feuilleté le livre où s’inscrivent les étrangers, et, sur trente pages, — un an environ, — je n’ai pas vu un seul nom français. Force noms allemands, quelques noms anglais, deux ou trois noms italiens, voilà tout le registre. Du reste, l’intérieur du Chat est complètement démantelé. La salle basse de la tour, où le chapelain prépara le poison pour la comtesse, sert aujourd’hui de cellier. Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs échalas sur l’emplacement même où était la salle des portraits. Dans un petit cabinet, le seul qui ait porte et fenêtre, on a cloué au mur une gravure qui représente Bôhdan Chmielnicki, et au bas de laquelle on lit : Belli servilis autor (sic) rebelliumque Cosaccorum et plebis Ukraynen. Le formidable chef zaporavien, affublé d’un costume qui tient le milieu entre le moscovite et le turc, semble regarder de travers, par la faute du graveur peut-être, deux ou trois portraits de princes actuellement régnants rangés autour de lui.

Du haut du Chat l’œil plonge sur le fameux gouffre du Rhin appelé la Bank. Entre la Bank et la tour carrée de Saint-Goarshausen, il n’y a qu’un passage étroit. D’un côté le gouffre, de l’autre l’écueil. On trouve tout sur le Rhin, même Charybde et Scylla. Pour franchir ce détroit très redouté, les radeaux s’attachent au côté gauche par une assez longue corde un tronc d’arbre appelé le chien (hund), et, au moment où ils passent entre la Bank et la Tour, ils jettent le tronc d’arbre à la Bank. La Bank saisit le tronc d’arbre avec rage et l’attire à elle. De cette façon elle maintient le radeau à