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LE RHIN.

le ventre, étouffé sous le poids du mont, était parvenu à soulever un peu l’effroyable masse, et que déjà sa tête sortait d’entre les rochers, mais qu’à ce moment-là quelque Apollon ou quelque saint Michel a mis le pied sur la montagne, de sorte que le monstre écrasé a expiré dans cette posture en poussant un grand cri. Le cri s’est perdu dans les ténèbres de quarante siècles, la bouche est demeurée ouverte.

Du reste, je dois déclarer que ni le géant, ni la cloche d’argent, ni le spectre de Falkenstein, n’empêchent les vignes et les échalas de monter de terrasse en terrasse fort près de la Souris. Tant pis pour les fantômes qui se logent dans les pays vignobles ! on leur fera du vin à leur porte, et les vrilles de la vigne s’accrocheront gaîment à leur masure. À moins pourtant que ce coteau de Velmich ne soit cultivé par les esprits eux-mêmes, et qu’il ne faille appliquer à ces fantastiques vignerons cette phrase que je lisais hier dans je ne sais quel guide tudesque des bords du Rhin : — « Derrière la montagne de Johannisberg se trouve le village du même nom avec près de sept cents âmes qui récoltent un très bon vin. »

Il faut d’ailleurs que le passant même le plus altéré se garde de toucher à ce raisin, ensorcelé ou non. À Velmich, on est dans le duché de M. de Nassau, et les lois de Nassau sont féroces à l’endroit des délits champêtres. Tout délinquant saisi est tenu d’acquitter une amende égale à la somme des dommages causés pour tous les délits antérieurs dont les coupables ont échappé. Dernièrement un touriste anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune qu’il a payée cinquante florins.

Je voulais aller chercher gîte à Saint-Goar, qui est sur la rive gauche, à une demi-lieue plus haut que Velmich. Un batelier du village m’a fait passer le Rhin et m’a déposé poliment chez le roi de Prusse, car la rive gauche est au roi de Prusse. Puis, en me quittant, ce brave homme m’a donné, dans une langue composite, moitié en allemand, moitié en gaulois, des renseignements sur mon chemin que j’ai sans doute mal compris ; car, au lieu de suivre la route qui côtoie le fleuve, j’ai pris par la montagne, croyant abréger, et je me suis quelque peu égaré.

Cependant, comme je traversais, broyant le chaume fraîchement coupé, de hautes plaines rousses où les grands vents se déploient le soir, un ravin s’est tout à coup présenté à ma gauche. J’y suis entré, et, après quelques instants d’une descente très âpre le long d’un sentier qui semble par moments un escalier fait avec de larges ardoises, je revoyais le Rhin.

Je me suis assis là ; j’étais las.

Le jour n’avait pas encore complètement disparu. Il faisait nuit noire pour le ravin où j’étais et pour les vallées de la rive gauche adossées à de grosses collines d’ébène ; mais une inexprimable lueur rose, reflet du cou-