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pierres les lutins qui sont partout au nord, comme disait le gnome à Cunon de Sayn, ou les trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des légendes :

Sur la tombe du géant
J’ai cueilli trois brins d’orties ;
En fil les ai converties :
Prenez, ma sœur, ce présent.

Mais il a fallu me résigner à ne rien voir et à ne rien entendre que le sifflement ironique d’un merle des rochers perché je ne sais où.

Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l’intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j’écrivais sur mon livre de notes à chaque pas que j’y faisais. C’est la chose vue pêle-mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante.

« Je suis dans la ruine. — La tour ronde, quoique rongée au sommet, est encore d’une élévation prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles verticales d’un pont-levis dont la baie est murée. De toutes parts grands murs à fenêtres déformées dessinant encore des salles sans portes ni plafonds. — Étages sans escaliers, — escaliers sans chambres. — Sol inégal, montueux, formé de voûtes effondrées, couvert d’herbe. Fouillis inextricable. — J’ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de propriétaire avare la solitude garde, enclôt et défend ce que l’homme lui a une fois abandonné. Elle dispose et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles les plus féroces, les plantes les plus méchantes et les mieux armées, le houx, l’ortie, le chardon, l’aubépine, la lande, c’est-à-dire plus d’ongles et de griffes qu’il n’y en a dans une ménagerie de tigres. À travers ces buissons revêches et hargneux, la ronce, ce serpent de la végétation, s’allonge et se glisse et vient vous mordre les pieds. Ici, du reste, comme la nature n’oublie jamais l’ornement, ce fouillis est charmant. C’est une sorte de gros bouquet sauvage où abondent des plantes de toute forme et de toute espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec leurs fruits, celles-là avec leur riche feuillage d’automne, mauve, liseron, clochette, anis, pimprenelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym, le prunellier tout violet, l’aubépine qu’en août on devrait appeler rouge-épine avec ses baies écarlates, les longs sarments chargés de mûres de la ronce déjà couleur de sang. — Un sureau. — Deux jolis acacias. — Coin inattendu où quelque paysan voltairien, profitant de la superstition des autres, se cultive pour lui-même un petit carré de betteraves. De quoi faire un morceau de sucre. — À ma gauche, la tour, sans porte, ni croisée, ni entrée visible. À ma droite, un souterrain défoncé par la voûte. Changé en gouffre. — Bruit superbe du vent, admirable ciel bleu