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LE RHIN.

tomber ; la chaîne des traditions certaines se rompit ; l’histoire parut s’effacer ; les hommes et les événements de cette sombre époque traversèrent le Rhin comme des ombres, jetant à peine au fleuve un reflet fantastique, évanoui aussitôt qu’aperçu.

De là, pour le Rhin, après une période historique, une période merveilleuse.

L’imagination de l’homme, pas plus que la nature, n’accepte le vide. Où se tait le bruit humain, la nature fait jaser les nids d’oiseaux, chuchoter les feuilles d’arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique, l’imagination fait vivre l’ombre, le rêve et l’apparence. Les fables végètent, croissent, s’entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l’histoire écroulée, comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d’un palais en ruine.

La civilisation est comme le soleil ; elle a ses nuits et ses jours, ses plénitudes et ses éclipses, elle disparaît et reparaît.

Dès qu’une aube de civilisation renaissante commença à poindre sur le Taunus, il y eut sur les bords du Rhin un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux ; dans toutes les parties éclairées par ce rayon lointain, mille figures surnaturelles et charmantes resplendirent tout à coup, tandis que dans les parties sombres des formes hideuses et d’effrayants fantômes s’agitaient. Alors, pendant que se bâtissaient, avec de beaux basaltes neufs, à côté des décombres romains, aujourd’hui effacés, les châteaux saxons et gothiques, aujourd’hui démantelés, toute une population d’êtres imaginaires, en communication directe avec les belles filles et les beaux chevaliers, se répandit dans le Rhingau : les oréades, qui prirent les bois ; les ondins, qui prirent les eaux ; les gnomes, qui prirent le dedans de la terre ; l’esprit des rochers ; le frappeur ; le chasseur noir, traversant les halliers monté sur un grand cerf à seize andouillers ; la pucelle du marais noir ; les six pucelles du marais rouge ; Wodan, le dieu à dix mains ; les douze hommes noirs ; l’étourneau qui proposait des énigmes ; le corbeau qui croassait sa chanson ; la pie qui racontait l’histoire de sa grand’mère ; les marmousets du Zeitelmoos ; Éverard le Barbu, qui conseillait les princes égarés à la chasse ; Sigefroi le Cornu, qui assommait les dragons dans les antres. Le diable posa sa pierre à Teufelstein et son échelle à Teufelsleiter ; il osa même aller prêcher publiquement à Gernsbach, près de la Forêt-Noire ; mais heureusement Dieu dressa de l’autre côté du fleuve, en face de la Chaire du Diable, la Chaire de l’Ange. Pendant que les Sept-Montagnes, ce vaste cratère éteint, se remplissaient de monstres, d’hydres et de spectres gigantesques, à l’autre extrémité de la chaîne, à l’entrée du Rhingau, l’âpre vent de la Wisper apportait jusqu’à Bingen des nuées de vieilles fées petites comme des saute-