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LE RHIN.

du haut des rochers le vieux chariot de guerre des germains, massive tour roulante, aux roues armées de faulx, au timon hérissé de piques, traînée par des bœufs, crénelée pour dix archers, qui se hasardait quelquefois de l’autre côté du Rhin jusque sous la baliste des forteresses de Drusus.

Cet effrayant passage des hommes du nord aux régions du midi qui se renouvelle fatalement à de certaines époques climatériques de la vie des nations, et qu’on appelle l’invasion des barbares, vint submerger Rome quand fut arrivé l’instant où Rome devait se transformer. La barrière granitique et militaire des citadelles du Rhin fut écrasée par ce débordement, et il y eut un moment, vers le sixième siècle, où les crêtes du Rhin furent couronnées de ruines romaines comme elles le sont aujourd’hui de ruines féodales.

Charlemagne restaura ces décombres, refit ces forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines renaissantes sous d’autres noms, aux boëmans, aux abodrites, aux welebates, aux sarabes ; bâtit à Mayence, où fut enterrée sa femme Fastrada, un pont à piles de pierre dont on voit encore, dit-on, les ruines sous l’eau ; releva l’aqueduc de Bonn ; répara les voies romaines de Victoria, aujourd’hui Neuwied ; de Bacchiara, aujourd’hui Bacharach ; de Vinicella, aujourd’hui Winkel ; et de Thronus Bacchi, aujourd’hui Trarbach ; et se construisit à lui-même, des débris d’un bain de Julien, un palais, le Saal, à Nieder-Ingelheim. Mais, malgré tout son génie et toute sa volonté, Charlemagne ne fit que galvaniser des ossements. La vieille Rome était morte. La physionomie du Rhin était changée.

Déjà, comme je l’ai indiqué plus haut, sous la domination romaine, un germe inaperçu avait été déposé dans le Rhingau. Le christianisme, cet aigle divin qui commençait à déployer ses ailes, avait pondu dans ces rochers son œuf qui contenait un monde. À l’exemple de Crescentius, qui, dès l’an 70, évangélisait le Taunus, saint Apollinaire avait visité Rigomagum ; saint Goar avait prêché à Bacchiara ; saint Martin, évêque de Tours, avait catéchisé Confluentia ; saint Materne, avant d’aller à Tongres, avait habité Cologne ; saint Eucharius s’était bâti un ermitage dans les bois près de Trèves ; et, dans les mêmes forêts, saint Gézélin, debout pendant trois ans sur une colonne, avait lutté corps à corps avec une statue de Diane, qu’il avait fini par faire crouler, pour ainsi dire, en la regardant. À Trèves même beaucoup de chrétiens obscurs étaient morts de la mort des martyrs dans la cour du palais des préfets de la Gaule, et l’on avait jeté leur cendre au vent ; mais cette cendre était une semence.

La graine était dans le sillon ; mais, tant que dura le passage des barbares, rien ne leva.

Bien au contraire, il se fit un écroulement profond où la civilisation sembla