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COLOGNE.

sieur ! monsieur ! fous français ! Oh ! les français ! ran ! plan ! plan ! ran ! tan ! plan ! la guerre à tout le monde ! Prafes ! prafes ! Napolion, n’est-ce pas ? La guerre à toute l’Europe ! Oh ! les français ! pien praves ! monsieur ! La païonnette au qui a tous ces priciens ! einne ponne quilpite gomme à Iéna ! Prafo les français ! ran ! plan ! plan !

J’avoue que la harangue m’a plu. La France est grande dans les souvenirs et dans les espérances de ces nobles nations. Toute cette rive du Rhin nous aime, — j’ai presque dit nous attend.

Le soir, comme les étoiles s’allumaient, je me suis promené de l’autre côté du fleuve, sur la grève opposée à Cologne. J’avais devant moi toute la ville, dont les pignons sans nombre et les clochers noirs se découpaient avec tous leurs détails sous le ciel blafard du couchant. À ma gauche se levait, comme la géante de Cologne, la haute flèche de Saint-Martin avec ses deux tourelles percées à jour. Presque en face de moi, la sombre abside-cathédrale, dressant ses mille clochetons aigus, figurait un hérisson monstrueux, accroupi au bord de l’eau, dont la grue du clocher semblait former la queue et auquel deux réverbères allumés vers le bas de cette masse ténébreuse faisaient des yeux flamboyants. Je n’entendais dans cette ombre que le frissonnement caressant et discret du flot à mes pieds, les pas sourds d’un cheval sur les planches du pont de bateaux, et au loin, dans une forge que j’entrevoyais, la sonnerie éclatante d’un marteau sur une enclume. Aucun autre bruit de la ville ne traversait le Rhin. Quelques vitres scintillaient vaguement, et au-dessous de la forge, fournaise embrasée, point étincelant, pendait et se dispersait dans le fleuve une longue traînée lumineuse, comme si cette poche pleine de feu se vidait dans l’eau.

De ce beau et sombre ensemble se dégageait dans ma pensée une mélancolique rêverie. Je me disais : La cité germaine a disparu, la cité d’Agrippa a disparu, la ville de saint Engelbert est encore debout. Mais combien de temps durera-t-elle ? Le temple bâti là-bas par sainte Hélène est tombé il y a mille ans ; l’église construite par l’archevêque Anno tombera. Cette ville est usée par son fleuve. Tous les jours quelque vieille pierre, quelque vieux souvenir, quelque vieille coutume, s’en détache au frottement de vingt bateaux à vapeur. Une ville n’est pas impunément posée sur la grosse artère de l’Europe. Cologne, quoique moins ancienne que Trèves et Soleure, les deux plus vieilles communes du continent, s’est déjà déformée et transformée trois fois au rapide et violent courant d’idées qui la traverse, remontant et descendant sans cesse des villes de Guillaume le Taciturne aux montagnes de Guillaume Tell, et apportant à Cologne de Mayence les affluents de l’Allemagne et de Strasbourg les affluents de la France. Voici qu’une quatrième époque climatérique semble se déclarer pour Cologne. L’esprit du positivisme et de l’utilitarisme, comme parlent les barbares d’à présent, la pénètre