Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/105

Cette page a été validée par deux contributeurs.
85
COLOGNE.

du chemin, un chasseur local ainsi costumé : un chapeau rond vert-pomme avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse grise, grand nez, fusil.

Dans une jolie petite ville carrée, flanquée de murailles de briques et de tours en ruine, qui est à moitié chemin et dont j’ignore le nom, j’ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, au rez-de-chaussée d’une auberge, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits ; buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant ; l’un rouge, l’autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m’a semblé voir le dieu Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf attablés autour d’une montagne de mangeaille.

Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n’est que passable (l’hôtel de l’Empereur), et où j’avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l’exorbitante cherté dudit gasthof.

Pour en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai que la contrefaçon y fleurit comme en Belgique. Dans une grande rue qui aboutit à la place de l’Hôtel-de-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d’une boutique côte à côte avec Lamartine, illustre et chère compagnie. Le portrait contrefait de cette réimpression prussienne était un peu moins laid que toutes ces horribles caricatures que les marchands d’images et les libraires, y compris mes éditeurs de Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme étant ma ressemblance exacte ; abominable calomnie, contre laquelle je proteste ici solennellement. Cœlum hoc et conscia sidera testor.

Je vis d’ailleurs comme un parfait allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d’excellent vin du Rhin et d’excellent vin de Moselle, qu’un français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome : L’eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin.

Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes, ne parlent qu’allemand ; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé ; mais cette variété n’est pas sans charme. Hier, j’entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu’on venait de lui servir : Qu’est-ce que cela ? Le garçon a répondu avec dignité : C’est des bichons. C’étaient des pigeons.