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point l’Arlequin de Le Sage, et j’ai été ravi, grâce à vous, de le connaître. Les similitudes que vous signalez sont très réelles. Il en sort pour moi cette satisfaction intime, parce que ma conscience me la confirme, de m’être fortuitement rencontré avec le grand esprit qui a créé Gil Blas.

Voulez-vous que je vous raconte une autre rencontre dont j’ai été plus glorieux encore ? C’était en 1823 ; Lamennais, qui avait été mon confesseur (lequel de nous deux a perverti l’autre ?), entre chez moi un matin. J’écrivais des vers que je venais de faire. Lamennais regarde par-dessus mon épaule, et lit ceci :

Éphémère histrion qui sait son rôle à peine.
Chaque homme ivre d’audace ou palpitant d’effroi.
Sous le sayon du pâtre ou la robe du roi,
Vient passer, à son tour, son heure sur la scène.

— Tiens ! me dit-il, vous savez l’anglais ?

Je lui réponds : — Non. (À l’heure qu’il est, je ne sais pas encore l’anglais.) Et j’ajoute : — Pourquoi ? — C’est que, réplique Lamennais, vous venez de faire un vers de Shakespeare. — Bah ! — Avez-vous lu Shakespeare ? — Non, je ne veux pas lire Le Tourneur. — Eh bien ! dit Lamennais (mon ex-confesseur, qui me savait sincère), le vers est de vous deux. Vous avez rencontré Shakespeare.

Et il me cite un vers de Macbeth ; même comparaison que la mienne, et, littéralement : Chaque homme vient passer, à son tour, son heure sur les planches.

Maintenant jugez, monsieur le juge.

Un mot sur quelque chose de plus grave qui est dans votre écrit.

Je suis aussi étranger que vous-même à l’article de M. Granier de Cassagnac (1833) sur Alexandre Dumas. Lisez la déclaration de M. Bertin l’aîné, dans le Journal des Débats. Lisez la déclaration de M. Granier de Cassagnac, qu’il confirmerait encore aujourd’hui, j’en suis certain, bien qu’il y ait entre lui et moi, l’abîme.

Voulez-vous de ceci ma parole d’honneur ? Je vous la donne. Si vous me connaissiez bien, vous n’en auriez pas besoin.

Et je vous serre la main, et je vous remercie de m’avoir fait connaître Sérendib et l’Arlequin de Le Sage. Politiquement, je vous récuserais ; mais littérairement je vous accepte, mon très aimable juge, mon gracieux confrère[1].

  1. Archives de la famille de Victor Hugo.