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Tu sais en ce moment que je suis banni par le Bonaparte, c’est-à-dire expulsé, c’est le mot dont se sert ce drôle. Hier, j’étais chez Schœlcher, Charras[1] arrive, nous causons tous les trois. Charras était en train de nous raconter son arrestation, sa captivité, son élargissement, et des choses de l’autre monde. Survient Labrousse[2]. Il me dit : — Vous êtes banni, avec 66 représentants de la gauche, comme chefs socialistes. J’ai vu le décret. Votre nom m’a frappé et je vous cherche pour vous le dire. — J’espère bien que j’en suis aussi ! a dit Charras. — Et moi aussi ! a dit Schœlcher. — Sur ce, nous avons continué notre conversation.

Du reste, ceci doit te rassurer un peu quant à la Belgique. Ce n’est pas le lendemain du jour où il nous expulse qu’il peut décemment nous reprendre. Je sais bien qu’il se fiche de la décence. Mais c’est égal, il n’étendra pas la main hors de la frontière pour nous saisir en ce moment-ci. Dans quelques mois, je ne dis pas. Mais il a fort à faire à cette heure. Sois donc tranquille.

Je demeure, comme tu sais, sur la Grande-Place. Le bourgmestre de Bruxelles est venu me voir. Je lui ai dit : Savez-vous qu’on dit à Paris que le Bonaparte me fera saisir ici et enlever la nuit chez moi par ses agents de police ? M. de Brouckère (le bourgmestre) a haussé les épaules et m’a dit : Vous n’aurez qu’à casser un carreau et qu’à pousser un cri, l’Hôtel de Ville est sous vos fenêtres. Il y a trois postes, vous serez bien défendu, allez !

En ce moment, le gouvernement belge se conduit bien. Jugez-en par ceci[3].

D’ailleurs, je ne fais pas d’établissement ici. J’y vis le pied levé, et

  1. Le colonel Charras, après s’être distingué dans les campagnes d’Algérie, revint en France en 1848 pour y exercer son mandat de représentant. Au coup d’État, il fut emprisonné, puis exilé et rayé de l’armée. Expulsé de Bruxelles, il se réfugia en Hollande, puis en Suisse. Il écrivit une Histoire de la campagne de 1815. Très dévoué à Victor Hugo, il mit à sa disposition son temps, et le peu d’argent qu’il possédait pour créer à Bruxelles une imprimerie afin de publier les premières œuvres d’exil : Napoléon-le-Petit et les Châtiments.
  2. Émile Labrousse, représentant du Lot en 1848 et 1849, vota toujours avec la minorité républicaine et contre Louis Bonaparte. Il fut expulsé en 1851 et se fixa en Belgique.
  3. (Extrait de journal collé sur la lettre), démission de m. hody. « Nous avons annoncé avant-hier qu’un grave conflit avait éclaté entre M. de Brouckère, bourgmestre de la ville de Bruxelles, et M. le baron Hody, administrateur de la sûreté publique. Ce conflit avait été provoqué par la conduite de ce dernier à regard des réfugiés français, les tracasseries faites à M. Victor Hugo, la brutale arrestation de M. Félix Pyat, empoigné par des gendarmes, conduit à la frontière dans une voiture cellulaire et retenu pendant 12 heures prisonnier à Ostende, enfin, les violences commises contre trois réfugiés, au nombre desquels se trouvait M. Bianchi, rédacteur en chef du Messager du Nord, membre du conseil général de ce département et conseiller municipal de Lille. M. de Brouckère, dont la conduite mérite les plus vifs éloges, s’en est ému : il a même offert sa démission et mis le cabinet dans la nécessité de choisir entre sa retraite et celle de M. le baron Hody. Le résultat du conflit se trouve dans un arrêté royal qui a paru hier au Moniteur et dont voici la teneur : « Par arrêté royal, en date du 8 janvier 1852, la démission de M. le baron Hody, de ses fonctions d’administrateur de la sûreté publique et des prisons, est acceptée ».