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Il y a, à cet instant où nous sommes, une sorte de mauvais entraînement à réagir contre cette belle renommée et contre cet éminent esprit. Les premiers symptômes de cette assez méchante épidémie remontent à quelques années déjà.

Certes, personne ne comprend et n’admet plus que moi la critique haute et sérieuse, à laquelle Eschyle, Isaïe, Dante et Shakespeare eux-mêmes appartiennent, et qui a les mêmes droits sur les taches d’Homère que l’astronome sur les taches du soleil ; mais la sauvagerie des haines littéraires, mais des acharnements d’hommes contre une femme, mais jusqu’à de la rhétorique de cour d’assises dépensée contre un noble et illustre écrivain, voilà ce qui m’étonne et me froisse profondément.

George Sand est un cœur lumineux, une belle âme, un généreux et puissant combattant du progrès, une flamme dans notre temps ; c’est un bien plus vrai et bien plus puissant philosophe que certains bonshommes plus ou moins fameux du quart d’heure que nous traversons. Et voilà ce penseur, ce poëte, cette femme, en proie à je ne sais quelle réaction aveugle et injuste ! Je répète le mot réaction, car il a un sens multiple, et il dit tout.

Quant à moi, je n’ai jamais plus senti le besoin d’honorer George Sand qu’à cette heure où on l’insulte. Je serais même bien fâché que, par une sorte de petite fatalité taquine, La Légende des siècles ne lui fut pas parvenue. Elle y pourrait voir un oubli, dans un moment où je me tourne vers elle plus que jamais.

Victor Hugo[1].


À Henri de Lacretelle.


Hauteville-House, 4 février 1860.

Il n’y a pas de consolation, cher poëte, pour des douleurs comme la vôtre. Hélas ! cette charmante femme, cette fleur de votre jeunesse, cette aube de votre vie, cette vision lumineuse de notre passé à tous, la voilà donc évanouie[2] ! C’était un sourire, c’est un fantôme. Nous sommes faits pour être quittés par tout ce qu’il y a de meilleur ici-bas. Moi, il y a dix-sept ans qu’un ange que j’avais, ma fille, s’en est allée ; mais je l’ai toujours ; je ne la vois pas, mais je la sens dans ma vie et je l’attends dans ma

  1. Cette lettre est citée dans le Courrier de Paris, L’Indépendance belge, 28 janvier 1860, à propos de la publication de Lui, par Paul de Musset.
  2. Mme  Henri de Lacretelle venait de mourir.