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ne gouverne rien, pas même ma destinée, qui va à vau-l’eau, selon le vent qui souffle, et je n’ai plus guère d’autre bien au monde que la paix avec ma conscience. Toutes les intempéries du dehors compensées par la satisfaction du dedans, voilà ma situation. Elle me laisse au moins ma liberté d’esprit, et j’en profite pour vous applaudir à chaque succès que vous avez. Vous entendez, j’espère, l’applaudissement, quoique ma stalle soit un peu loin du théâtre.

Voici une charmante femme, une charmante actrice, qui s’imagine que mon nom signifie encore quelque chose rue Richelieu, n° 4, et qui me prie de vous dire ce que tout le monde pense d’elle ; c’est-à-dire qu’elle a un grand talent, une beauté faite pour la scène, et la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir. Toutes ces choses, vous les pensez comme poëte ; si vous en veniez à les penser comme directeur, elle serait heureuse, et moi, je serais charmé de savoir que le Théâtre-Français, quelque effort qu’on fasse pour lui boucher les yeux et lui fermer les oreilles, n’a pas encore complètement oublié les dix lettres que voici :

Victor Hugo[1].


À Madame XXX[2].


[1853]

Restez le grand esprit que j’ai connu.

Restez ce grand cœur et cette grande âme.

Le succès immédiat n’est rien. La justice est tout, la vérité est tout. Vous êtes digne, vous, de comprendre la beauté de la lutte du droit contre le crime, du juste contre l’injuste, de la pensée contre la force, du proscrit contre le dictateur, de l’atome moral contre l’énormité matérielle, d’un seul contre tous et contre tout. Vous êtes digne de comprendre cela, vous le comprenez, j’en suis sûr. N’écrivez pas de telle sorte qu’on en doute.

Oui, nous souffrons.

Nous souffrons, et nous sourions.

Si cet homme ne souffrait pas, où serait le mérite ? S’il ne souriait pas, où serait la grandeur ?

  1. Archives de la famille de Victor Hugo.
  2. Nous publions cette lettre sans nom de destinataire, car il nous a semblé impossible qu’elle ait été adressée à Mlle  Louise Bertin, comme l’indiquent les éditions antérieures à celle-ci ; il s’agit peut-être de Mme  d’Aunet.