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Samedi matin.

Oublions tout cela, jetons un voile sur cette plaie qui ne se guérira que bien lentement. Cette nuit, j’ai pris mon parti, je le crois sage, du moins est-il doux, ce que je n’aurais pu concevoir la nuit dernière. Toi, mon Adèle, je te le répète, ne t’alarme pas, sois sûre que rien n’ira jusqu’à toi, de loin ou de près, cela est impossible, quand même je ne serais pas là. Je te jure sur mon honneur, sur mon amour pour toi que tu n’as absolument rien à craindre sous quelque rapport que ce soit. Je n’ai jamais fait un serment mieux fondé et auquel j’aie le plus désiré que l’on crût. Ne pouvant tout te dire, ce qui te rassurerait pleinement, je veux au moins te tranquilliser en tout. Maintenant oublions ce que j’ai souffert. Il me suffit de penser que je te verrai ce soir pour être consolé.

Je ne me rappelle pas les expressions de ma dernière lettre, cependant il me semble que je ne dois pas avoir écrit que je ne pardonnerais pas à un homme qui m’aurait marché sur le pied, etc. Certes, si un tort est digne de pardon, c’est celui-là ; mais je crois qu’il est certaines circonstances où, tout en n’en concevant aucun ressentiment, on ne pourrait cependant s’empêcher d’en demander raison. Tu avais au reste observé juste ; j’ai toujours eu le plus profond mépris pour le duel en lui-même[1]. J’ai horreur de celui qui se bat ayant tort et pitié de celui qui se bat ayant raison. Le duel est un préjugé dont le plus grand mal est de prouver l’ineptie sociale ; il est bon encore à faire gagner les chirurgiens et à faire réussir le fat et le sot près des femmes et des petits enfants. Quand un homme raisonnable a eu le malheur de se battre en duel, il doit s’en cacher ou s’en accuser comme d’une mauvaise action ou d’une extravagance. En général, les duels sont beaucoup moins dangereux qu’on ne le croit et ne prouvent même que très peu de courage physique, le moins estimable et le plus commun des courages. Il y a fort peu de duels à mort et ceux-là seuls sont déplorables, car, grâce à quelques exercices mécaniques au moyen desquels on met une balle à quinze pas dans le trou d’une serrure ou le cœur d’un homme, le plus lâche et le plus faible peut tuer à coup sûr le plus brave et le plus fort. Ainsi le duel ne cesse d’être méprisable qu’en devenant odieux. Voilà toute ma pensée. Je dois cependant pour la compléter ajouter qu’il est des cas où le plus honnête homme ne peut se dispenser d’avoir recours à ce sot préjugé. C’est une maladie peut-être nécessaire de la société.

  1. « ... J’avais cru remarquer que tu avais toujours eu pour les duels le plus profond mépris, cela m’avait fait plaisir ; mais cette phrase me prouve que si tu en as, du moins tu n’en as pas assez pour braver un usage aussi barbare. » (Reçue le 28 novembre.)