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Je t’obéis, ma bien-aimée Adèle ; je ne travaille plus la nuit, et ce matin je me suis levé de bonne heure pour t’écrire. Jeudi soir, en rentrant, j’étais bien tenté de veiller pour te dire tout ce que j’avais dans le cœur. Tu ne saurais imaginer quel effet indéfinissable ta vue a produit sur moi ; te trouver encore debout et nous attendant, à près de minuit, m’a fait à la fois une vive peine et un vif plaisir. D’un côté, ta vue, qui suffit pour me rendre heureux, m’a surpris d’autant plus délicieusement que je n’ai pu m’empêcher de croire que c’était peut-être un peu pour moi que tu t’étais résignée à veiller si tard. D’un autre côté, l’idée de ma pauvre Adèle s’ennuyant seule, pendant que j’étais censé m’amuser, m’est apparue comme un remords ; j’ai pensé que tu étais malade, que tu souffrais de ton côté, que tu avais eu froid… Chère amie ! Je me suis reproché les moments passés au café comme autant d’instants douloureux pour toi. J’aurais voulu racheter cette soirée de dix ans de ma vie. — Et quand il a fallu te quitter sitôt sans pouvoir te remercier, m’informer de tes souffrances, sans pouvoir te réchauffer contre ma poitrine, il m’a semblé, mon Adèle, qu’on nous séparait violemment ; j’ai maudit pour la millième fois les obstacles qui m’éloignent de ma femme, de celle qui est à moi. Je suis ton mari, et cependant il a fallu te quitter sans un embrassement, sans presque une parole ; et si je mourais demain, Adèle, un autre obtiendrait tout ce qui m’est refusé, un autre aurait ces droits dont je ne puis jouir, un autre... Il me semble que cette insupportable idée ferait bouillonner mon sang dans mes veines après ma mort. Il est probable que cela ne sera pas. Cependant, qui peut lire dans l’avenir ? Qu’est-ce que la santé ? De quoi dépend la vie ? Qu’un homme me marche aujourd’hui sur le pied ou me regarde de travers et qui sait où je serai demain ? Si je ne considère que moi, je ne puis certes tenir beaucoup à une vie à la fois veuve et orpheline. Mais quand ton souvenir me revient avec l’espérance, Adèle, je conviens que je crains la mort. Il me serait affreux de mourir avant de t’avoir possédée, avant de t’avoir appartenu. Je devrais peut-être te cacher mon peu de courage ; il est de bon air de dédaigner la vie, mais perdre la vie, ce serait te perdre ; et autant il me serait doux de te suivre dans un meilleur monde, autant il me serait horrible de partir sans toi.

Je ne sais ce que j’écris, je suis assailli d’idées sombres sans presque en savoir la cause ; ne t’en étonne pas. Dans une certaine disposition d’esprit, il nous vient parfois des tristesses vagues dont l’âme ne peut se défendre ni se rendre compte. Ce sont des souvenirs de malheurs passés ou des pressentiments de malheurs futurs, c’est le feu qui fume lorsqu’il vient de s’éteindre ou lorsqu’il va s’allumer. Ces souvenirs ou ces pressentiments se placent, comme des nuages, entre nous et nos idées ; ils ont les formes indécises de