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jours de nature à être connus de toi. D’un autre côté, si mon intérieur me semble peu attrayant, tu es bien dans l’erreur de croire qu’une vie extérieure me plaise mieux. Ma chambre, tout au contraire, me paraît triste, à la vérité, mais les rues et les salons me sont odieux. Je fuis les distractions, je hais les plaisirs, La vie de garçon tout entière m’est insupportable, isolement au dedans, isolement au dehors. Je n’aspire qu’au bonheur du ménage, à la félicité de famille ; et je n’aurai rien à désirer, chère amie, si, quand cette époque tant souhaitée sera venue, ton intérieur te plaît autant qu’à moi. Tu ne t’alarmerais pas si tu savais combien ma liberté me pèse et avec quelle impatience j’attends qu’un doux esclavage enchaîne tous mes jours aux tiens. En attendant, excepté les moments bien courts et bien heureux où je te vois, toutes mes heures me sont également fastidieuses, et plus encore peut-être quand je suis dans la foule, que lorsque je suis seul. Seul, du moins je puis songer en paix à toi.

Je n’aime pas, Adèle, à m’occuper d’un autre que toi dans ces lettres. Dans ces entretiens intimes et sacrés, nous ne devons pas daigner songer aux autres. Cependant il faut te parler de ton oncle et de ta tante. Je ne puis les aimer ni l’un, ni l’autre. Ton oncle est ou a été un libertin, ta tante me paraît méchante. Pour ne pas m’étendre davantage là-dessus, je te dirai que ses observations me semblent singulièrement déplacées. Je ne vois pas en quoi notre conduite est remarquable aux yeux du monde, et comment on peut me disputer le bonheur de passer sur huit jours deux heures à côté de toi. Il faudrait donc encore que nos trop courtes entrevues fussent consacrées à nous occuper des autres, et que je fisse l’aimable auprès de je ne sais quelle indifférente tandis que le premier venu le ferait auprès de toi. Voilà qui est souverainement ridicule. Ou, si on l’exige pour les jours où vous recevez, qu’on me permette donc de te voir plus souvent en des moments où personne ne nous gênera. Encore, toute cette minutieuse retenue est-elle absurde. Je ne suis plus un enfant. J’ai vu le monde et je crois en honneur être assez réservé. Je suis, je veux être insipide, ennuyeux, nul pour l’univers entier, parce que tu es le seul être au monde pour lequel je puisse prodiguer toutes mes facultés de penser et de sentir. Autant je suis ardent et expansif pour toi, autant je suis glacé et muet pour tout autre. S’il faut encore prendre ce rôle avec ma femme, personne n’y gagnera, je n’en serai pas, certes, plus aimable, et l’effort me sera bien pénible. Rappelle-toi, chère Adèle, qu’il y a un mois, je te voyais tous les deux jours et dans une intimité charmante. Croit-on cette habitude si aisée à perdre ? Mais on prétend que je te fais du tort ; avec ces mots-là on me ferme la bouche, avec ces mots-là on aurait ma vie.

Toi, chère Adèle, continue, je t’en supplie, à me faire part de tout ce