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Samedi minuit (17 novembre).

Je viens de lire ta lettre ; elle m’a vivement ému, et comme j’espère te voir demain, j’éprouve le besoin d’y répondre sur-le-champ ; pardonne, chère Adèle, si pour cela je commence par te désobéir. Je te promets que ce sera la dernière fois. Il suffit que mon habitude de travailler la nuit te déplaise pour que je la proscrive[1]. D’ailleurs, tes raisons sont justes et il suffit encore que mon Adèle daigne prendre quelque intérêt à ma santé pour qu’elle me devienne précieuse. Le travail de nuit épuise ; mais l’insomnie oisive ne fatigue guère moins. Cependant puisque tu le veux je tâcherai encore de dormir le plus possible ; aussi bien tous mes moments de sommeil sont heureux pour moi, car ils sont toujours remplis par des rêves charmants qui me transportent près de toi. Quand ce bonheur ne sera-t-il plus un rêve ! — Je te promets donc, mon Adèle, de ne plus travailler la nuit, à moins de cas extraordinaires. Je serais coupable d’enfreindre cette promesse au moment où je la fais, si t’écrire était travailler. Tu crains ensuite, Adèle, que je ne prenne du goût pour la vie extérieure et que par conséquent mon intérieur ne me soit un jour à charge[2]. Tu n’as pas réfléchi, ma bien-aimée Adèle, que lorsque cet intérieur sera rempli par toi, tout mon bonheur y sera. Qu’y aura-t-il de plus doux pour moi que de passer près de ma femme toutes mes heures de plaisir, de repos ou de travail ? Devrais-je avoir besoin, chère amie, de te répéter cela pour la centième fois ? Maintenant, quelle différence ! Qui peut m’attacher chez moi, où à l’ennui de la solitude se joignent des souvenirs bien tristes et bien récents encore ? C’est précisément parce que j’y ai goûté la douceur de la vie de famille, mon Adèle, que cette maison m’est lugubre aujourd’hui. Quel intérieur que celui d’un garçon et d’un orphelin ! Car je suis orphelin et peut-être plus à plaindre encore que si je l’étais entièrement. Tu vois, chère amie, que si tu as quelque confiance pour moi, la mienne en toi est bien entière ; il n’est rien d’intime dans mon cœur que tu ne connaisses ; s’il plaît à Dieu, il ne sera rien de secret dans ma vie dont tu ne sois instruite ; car sois sûre que tous mes secrets seront tou-

  1. « Je ne voudrais pas que tu t’habituasses à travailler la nuit, d’abord ce doit être nuisible à ta santé... »
  2. « Je voudrais enfin que tu prennes du goût pour l’intérieur… » (Reçue le 17 novembre 1821.)