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L’œil vient de perdre le regard, la bouche perd le sourire. Enfin le menton se déforme et s’efface, car le menton dans la ligne du profil humain suit la destinée du front dont il est au bas du visage le complément expressif, avançant quand le front se développe, fuyant quand le front se déprime. Triste et humiliante transformation qui s’accomplit fatalement de race en race ! Mais cette transformation Dieu l’avait prévue. Cette laideur de la civilisation qui vient de siècle en siècle se superposer à la beauté de la nature. Dieu d’avance avait voulu la pallier et la masquer, et pour cela il avait donné à l’homme, le jour même où il le créa, ce magnifique cache-sottises, la barbe. Que de choses en effet au grand avantage de la face humaine disparaissent sous la barbe : les joues appauvries, le menton fuyant, les lèvres fanées, les narines mal ouvertes, la distance du nez à la bouche, la bouche qui n’a plus de dents, le sourire qui n’a pas d’esprit. À toutes ces laideurs, dont quelques-unes sont des misères et quelques autres des ridicules, substituez une végétation épaisse et superbe qui encadre et complète le visage en continuant la chevelure, et jugez l’effet ! L’équilibre est rétabli, la beauté revient. Conclusion : il faut qu’une tête d’homme soit bien belle, bien modelée par l’intelligence et bien illuminée par la pensée, pour être belle sans barbe ; il faut qu’une face humaine soit bien laide, bien irrémédiablement déformée et dégradée par les idées étroites de la vie vulgaire, pour être laide avec la barbe. Donc, laissez croître vos barbes, vous tous qui êtes laids, et qui voudriez être beaux ! »

Quand l’écrivain en question eut achevé ces lignes hardies et mémorables, en brave et vaillant qu’il est, il ne recula pas, il ne broncha pas ; un autre, pressentant comme il le pressentait l’orage qui allait éclater sur lui, eût préféré peut-être le repos à la gloire et eût jeté ces quatre pages au feu. Lui, les voyant écrites, les trouva justes et bonnes à publier, et comme un honnête homme qui fait une chose grave, il les signa. Mais quelle que fût son attente, l’événement la dépassa. La chose était plus grave encore qu’il ne l’avait supposé. On tire un moineau et l’on tue une perdrix. Il avait cru ne faire qu’une profession de foi, il avait fait une proclamation. À l’apparition de cette audacieuse et effrontée déclaration, ô mon ami, vous vous en souvenez, le beau vacarme ! l’effroyable querelle ! l’éblouissant tapage ! le magnifique hourvari ! La guerre des mentons contre les barbes éclata. Pendant douze grands mois, on ne s’entendit plus dans la presse. Toutes les questions, question de Grèce, question du Balkan, question de Naples, question d’Orient, question d’Espagne, disparurent, dans une nuée de brochures et de feuilletons, sous la question de la barbe. Quelques jeunes artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, intrépide et spirituelle avant-garde de toutes les idées, osèrent mettre la théorie en pratique et cessèrent de se raser.