Je ne vis plus, mon pauvre ami, je ne pense plus ; je souffre, j’ai l’œil fixé sur le ciel, j’attends. Que de belles et touchantes choses vous me dites ! Les cœurs comme le vôtre comprennent tout parce qu’ils contiennent tout. Hélas ! quel ange j’ai perdu !
Soyez heureux ! Soyez béni ! Ma bénédiction doit être agréable à Dieu, car près de lui les pauvres sont riches et les malheureux sont puissants.
Je vous serre tendrement la main.
Vous m’avez fait pleurer dans ce moment horrible[1] ; vous m’avez déchiré et soulagé ; merci, cher et noble Alphonse Karr. Vous avez un grand cœur ; vous avez bien parlé d’elle et de lui. Ma pauvre fille bien-aimée ! vous figurez-vous cela que je ne la verrai plus ?
Nous voilà frappés tous les deux presque au même moment, vous dans votre père, moi dans ma fille. Que me diriez-vous et que pourrais-je vous dire ? Abaissons-nous sous la main qui brise. Pleurons ensemble. Espérons ensemble. La mort a des révélations ; les grands coups qui ouvrent le cœur ouvrent aussi l’esprit ; la lumière pénètre en nous en même temps que la douleur. Quant à moi, je crois ; j’attends une autre vie. Comment n’y croirais-je pas ? Ma fille était une âme ; cette âme, je l’ai vue, je l’ai touchée pour ainsi dire, elle est restée dix-huit ans près de moi, et j’ai encore le regard plein de son rayonnement ; dans ce monde même elle
- ↑ Alphonse Karr avait, dans les Guêpes, reproduit le récit qu’il avait publié dans le Siècle sur la mort de Léopoldine et de son mari.
- ↑ Édouard Thierry s’essaya d’abord dans la poésie ; il s’orienta en 1836 vers la critique dramatique : puis il sollicita l’appui de Victor Hugo pour obtenir une place de bibliothécaire à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, à l’Institut. Le poète s’entremit près de Villemain, mais échoua. Édouard Thierry devint en 1859 administrateur du Théâtre-Français et renoua à ce titre les relations interrompues ; mais si différentes de ton sont les lettres qu’il envoyait au proscrit en 1867, à la reprise d’Hernani, qu’on a peine à se figurer qu’il s’agit du même personnage confiant et enthousiaste d’avant l’empire.