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m’a coûté quatre réaux, et parlant espagnol avec les curés et les servantes d’auberge comme si je n’avais fait autre chose toute ma vie. Je n’étais pas en Espagne depuis deux heures que tout mon espagnol de 1813 me revenait, et je me suis remis à barboter en plein castillan comme un poisson vivant qu’on rejette à l’eau et qui se remet à nager. M. Didier te dira quel beau pays je vois ; et toi, mon Charlot, que fais-tu ? tu es plein d’ardeur, n’est-ce pas ? tu continues les concours. N’oublie pas de m’écrire à Pau les résultats que tu sauras.

Hier c’était dimanche. J’ai bien songé à toi. Il y avait un gros brouillard sur la ville. Je me promenais tout seul au bord de la mer, et je me disais : Il y a quinze jours, j’étais à Maisons avec mon Charlot. Il faisait un beau soleil, et nous avions le cœur plein de joie.

Pense à moi de ton côté, mon enfant chéri. Tu es mon bonheur dès à présent, je veux que tu sois un jour mon orgueil.

Je t’embrasse bien fort.
V.[1]


À Léopoldine.


Tolosa, 9 août [1843].

Au moment d’écrire je me dis : c’est aujourd’hui le tour de Dédé, et j’écris à Dédé, et puis j’écris à Didine, et puis j’écris à Toto. C’est toujours le tour de tous. Vois-tu, ma fille chérie, une lettre qui partirait sans un mot pour toi ne serait pas une vraie image de mon cœur. Je pense à toi sans cesse ; il faut bien que je t’écrive toujours.

Je continue mon voyage dans ce pays inconnu et admirable. J’ai dit le premier que l’Espagne était une Chine. Personne ne sait ce que contient cette Espagne. Moi-même je suis honteux d’y entrer si peu et d’en sortir si vite. Il faudrait ici, non des jours, mais des semaines, non des semaines, mais des mois, non des mois, mais des années. Je n’ai visité que quelques montagnes, et je suis dans l’éblouissement.

Je te conterai tout cela, ma bien-aimée fille, quand je serai au Havre et quand tu seras à Paris. Cela remplira nos causeries après dîner. Tu sais, ces bonnes causeries qui étaient un des charmes de ma vie. Nous en ferons encore. Car je veux bien que tu sois heureuse sans moi, mais moi je ne puis être heureux sans toi. J’embrasse ton mari, et toi, et lui, et toi encore.

V.[2]
  1. Bibliothèque Nationale.
  2. Archives de la famille de Victor Hugo.