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Vendredi (26 octobre).

Ton petit billet, mon Adèle, m’a fait une joie que je n’essaierai pas de te décrire[1]. Quand il y a, comme aujourd’hui, longtemps que je ne t’ai vue, je suis triste, abattu, insensible à tout, ennuyé de tout ; eh bien, il me suffit maintenant de relire ton charmant billet que je sais par cœur pour me sentir presque heureux. Oui, ma bien-aimée Adèle, puisque tu me l’assures, je te crois, tu m’aimes comme je t’aime, tu ne peux ni te tromper ni me tromper. Je n’ai pas été un moment étonné que tu aies compris si aisément des idées dégagées de toutes choses terrestres ; comment ne les comprendrais-tu pas, toi qui es faite pour les inspirer et les enfanter ; y a-t-il rien de généreux, de chaste, de noble, à quoi puisse être sourde ton âme éminemment généreuse, éminemment chaste, éminemment noble ? Ce ne sont point ici, chère Adèle, de ces stupides louanges dont la fausseté des hommes abuse si souvent la vanité des femmes ; ne nous abaissons jamais ni l’un ni l’autre à de pareilles mesures ; je ne te parle que d’après un sentiment profond de ce que tu vaux ; et le seul défaut que je te trouve, c’est l’ignorance de ton angélique nature ; je voudrais que tu connusses entièrement la dignité de ton être, et que tu fusses plus fière vis-à-vis de toutes ces femmes au moins vulgaires qui ont l’honneur de t’approcher et qui me semblent abuser de ton excessive modestie jusqu’à se croire tes égales, quelques-unes même tes supérieures. Il est inutile que nous nous en occupions plus longtemps ; mais crois, mon Adèle, qu’aucun être au monde ne t’est supérieur et que tu feras honneur à toutes les femmes en daignant les traiter en égales.

Autant on doit mépriser les avantages périssables comme la beauté, le rang, la fortune, etc., autant on doit respecter dans soi-même les dons impérissables de l’âme. Ils sont si rares ! Autant la vanité est nuisible et injuste, autant cet orgueil-là est juste et utile. Il n’est d’ailleurs nullement extérieur, il ne blesse pas les autres hommes, au contraire, il inspire pour tous une sorte de pitié qui mène à la bienveillance. Il élève ensuite tellement l’âme qu’elle

  1. « ...J’ai lu ta lettre avec attention, et je l’ai comprise parfaitement. Si c’est ainsi que tu m’aimes, cher ami, tu dois être heureux, car je t’aime de même. Ce que je t’ai écrit hier n’était pas, je te le répète, ma pensée, c’était ce que j’avais entendu dire. » (Reçue le dimanche 21 octobre.)