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À Alphonse Karr[1].


20 juillet 1841.
Mon cher Alphonse Karr,

Vous êtes la poésie même qui se plaint d’un poëte, et qui a raison[2]. Moi, de mon côté, je n’ai pas tort. Je suis un peu poëte, mais je suis beaucoup soldat. Comme vous le dites d’une façon si spirituelle, on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy[3] ; cela est vrai, mais, en somme, je suis dans la place, et vous y êtes aussi, et toutes mes idées et toutes les vôtres y sont. L’Académie, après tout, a été une grande chose, et peut et doit le redevenir, grâce à tous les hommes de pensée et d’avenir dont je ne suis que le maréchal des logis, grâce aux vrais poëtes, grâce aux vrais écrivains, grâce à vous. Mon cher Alphonse Karr, vous serez de l’Académie un jour. Il y a là, même à cette heure, de grands talents et d’excellents esprits qui vous aiment et qui vous tendront la main ; les académies, comme tout le reste, appartiennent à la nouvelle génération. En attendant, je suis la brèche vivante par où ces idées entrent aujourd’hui et par où ces hommes entreront demain. Cela vous importe peu à vous, en ce moment, à vous qui vivez face à face avec l’océan, avec la nature et avec Dieu, je le conçois ; mais repliez-vous un peu sur nous autres ; revenez de ce grand Sainte-Adresse à ce petit Paris ; est-ce que nous ne devons pas être las d’être gouvernés littérairement par M. Auger[4] et politiquement par M. Fulchiron[5] ?

Moi aussi, je vous aime, et du fond de l’âme, car vous êtes un noble cœur et un noble esprit.

Grondez pour moi Gatayes[6], qui m’a rendu une foule de services ; après quoi, il me plante là, l’ingrat !

Vous nous faites lire les plus charmantes, les plus spirituelles choses du monde ; vous faites de la satire en poëte, en penseur et en honnête homme ; vous mettez le cœur et l’imagination au service de la raison ; aussi, nous

  1. Alphonse Karr, à dix-neuf ans, professeur au collège Bourbon, abandonna l’enseignement pour le journalisme. Il collabora d’abord au Corsaire, puis au Figaro qu’il quitta en 1839 pour fonder une revue hebdomadaire : Les Guêpes, qui parurent en plusieurs séries, de 1839 à 1876. Son premier livre : Sous les tilleuls (1831) eut un succès qu’aucun de ses nombreux volumes n’égala. — Alphonse Karr, sous des dehors amicaux, ne fut pas toujours bienveillant pour Victor Hugo ; ses Guêpes, qui piquaient tout et tous, ne ménagèrent pas le poète. Les dernières lettres échangées datent de 1874.
  2. L’article d’Alphonse Karr, paru dans les Guêpes, en juillet 1841, avait pour sujet la réception de Victor Hugo à l’Académie française.
  3. Ce discours était plutôt désobligeant.
  4. Auger, littérateur et auteur dramatique, publia plusieurs romans, drames et comédies ; il fit paraître en 1840 une Physiologie du théâtre.
  5. Fulchiron, député en 1831, se spécialisa dans les questions d’économie politique. Pair de France en 1845, il rentra dans la vie privée après la révolution de 1848.
  6. Léon Gatayes, compositeur et harpiste distingué, délaissa la musique pour le journalisme. Il avait été camarade de Victor Hugo à la pension Decotte et Cordier.