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d’embarras que vous éprouviez, votre Claire[1] pouvait compter sur moi. Je sens pour vous, monsieur, vous le savez, une vive admiration que j’aurai, j’espère, occasion de vous prouver avec éclat. Et puis, Claire est vraiment une charmante enfant, pleine de qualités nobles et distinguées, que vous serez fier un jour d’avoir pour fille comme elle est glorieuse déjà de vous avoir pour père.

Je regrette profondément que l’exiguïté de mes ressources ne me permette de vous offrir qu’une aide momentanée. Heureusement votre Claire a en vous le meilleur des appuis, l’appui naturel qui ne lui fera jamais défaut, dans la riche moisson de fortune et de gloire que votre beau talent a déjà commencé et continuera de recueillir longtemps encore. Elle ne réclame et n’attend qu’une modeste existence. Claire l’aura, n’est-ce pas, monsieur ? Et si sa place est petite dans le monde, elle sera grande dans votre cœur.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.

Victor Hugo[2].
22 août 1840.


À Monsieur Émile Deschanel[3],
élève à l’École Normale.


Saint-Prix-la-Terrasse, 27 août 1840.

Je suis à la campagne, monsieur, dans les jeunes pousses, dans les jeunes plantes, dans les jeunes verdures ; vous êtes au cloître, vous, dans les vieux livres, dans les vieux philosophes, dans les vieux penseurs ; nous sommes dans la poésie tous les deux : moi, je lis Virgile à travers la nature ; vous, vous rêvez la nature à travers Virgile. Ne nous plaignons pas, quand le ciel est bleu, et quand les livres sont ouverts.

  1. Claire était la fille de Pradier et de Juliette Drouet ; le sculpteur avait fait demander à Victor Hugo de payer la pension de Claire. Les Contemplations contiennent plusieurs poésies sur Claire Pradier.
  2. Lettre inédite, communiquée par Mlle  Hélène Holzmann, d’après une copie faite par Juliette Drouet.
  3. Émile Deschanel, après de brillantes études, fut professeur de rhétorique dans divers lycées ; il devint, en 1845, maître de conférences à l’École Normale ; mais en 1851, un écrit : Catholicisme et socialisme, provoqua sa destitution. Il combattit alors dans la presse républicaine militante et fut exilé en décembre 1851. Il vécut en Belgique du produit de conférences publiques qui obtinrent un grand succès. Après l’amnistie de 1859 il rentra en France et devint rédacteur au Journal des Débats et au National. Député en 1876 et sénateur en 1881. — Émile Deschanel, dès ses débuts, trouva chez Victor Hugo un appui dans sa carrière de professeur. C’est grâce à lui qu’il revint de Bourges à Paris et fut nommé au lycée Charlemagne. Leurs relations gagnèrent en cordialité pendant l’exil et leur correspondance, dont nous trouvons encore trace en 1869, témoigne d’une longue et inaltérable amitié.