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âme, toute l’inexorable vérité ; enfin, réponds oui ou non à cette question, dussé-je en mourir : N’en as-tu jamais en aucun temps aimé un autre que moi ?

Oh ! mon Adèle, si en lisant cette phrase, ton cœur pouvait se soulever d’indignation, si tu pouvais dans ta candeur et dans ta colère me répondre non ! avec quelle joie, avec quel indicible ravissement, je voudrais baiser la poussière de tes pieds en reconnaissant combien je suis insensé et coupable d’avoir pu interpréter un moment si mal une de tes lettres et te soupçonner, toi, l’être que je respecte, que j’admire, que j’estime, que j’aime le plus au monde ! Oh ! dis-moi, mon Adèle, n’est-il pas vrai que tu n’as jamais aimé que moi ?

Hélas ! Dieu m’est témoin que depuis mon enfance tu es mon unique pensée. Aussi profondément que je descende dans mon souvenir, j’y rencontre ton image. Absente, présente, je t’ai toujours aimée, et c’est parce que j’ai voulu en tout temps te rendre un culte aussi pur que toi, que je suis resté inaccessible à ces tentations, à ces séductions auxquelles l’immorale indulgence du monde permet à mon sexe et à mon âge de succomber.

En y réfléchissant, Adèle, en songeant à tout ce qu’il y a de chaste et d’angélique dans ton être, je pressens que mes alarmes sont chimériques, cependant je te les ai dites parce que je dois tout te dire, et d’ailleurs, s’il faut t’avouer toute ma faiblesse, je voudrais que tu fusses assez bonne pour me rassurer toi-même et répondre à ma question. Car enfin, quels seraient ces reproches, cette tache dont tu me parles ? Peut-être (et pourquoi ne serais-je pas aussi ingénieux à me rassurer qu’à me tourmenter ?), peut-être n’est-ce qu’à cause de moi que ta conscience d’ange s’alarme et croit ta réputation ternie par les soins que je t’ai rendus. Si cela était, ma bien chère Adèle, ce serait moi, et non toi, qui serais coupable[1], toute la faute m’appartiendrait et si l’un de nous était indigne de l’autre, ce serait moi. Comment oses-tu donc me dire que tu me voudrais une épouse plus digne de moi ? Grand Dieu, Adèle ! et qui suis-je près de toi ? Oh ! je t’en supplie et je voudrais que tu fusses là, car je m’agenouillerais devant toi comme devant une divinité, apprécie-toi mieux toi-même. Si tu savais combien tu es au-dessus de toutes celles de ton sexe, si tu pouvais te voir toi-même moralement, connaître comme moi toute la noblesse, toute la simplicité, toute la grandeur de ton caractère, tu ne me souhaiterais pas, dans tes plus grands

  1. « À quel autre que toi répondrais-je à une pareille lettre et quel autre que toi puis-je aimer ? En vérité tu n’es pas raisonnable, je ne te pardonnerai jamais d’avoir si mal interprété ce que je t’avais écrit avec tant de confiance… Sans doute, me dis-je, c’est la suite de ma tendresse pour lui et de ma conduite envers lui, il se croit autorisé à me mépriser. Victor, on n’en aurait pas dit autant à une mauvaise femme… Comme je te l’ai déjà dit cent fois tu es tout pour moi… Je te le demande en grâce, aime-moi avec cette paix, cette tranquillité que tu dois nécessairement à ta femme. » (Reçue le samedi 20 octobre 1821.)