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(15 octobre.)

Quelle lettre tu m’as écrite, Adèle ! Tu as semblé toi-même en me la remettant prévoir et regretter l’effet qu’elle devait produire sur moi. Aussi ne me plaindrai-je pas. Je n’y aurais même pas répondu de peur de t’affliger de la peine que tu m’as faite, s’il ne s’agissait de te rassurer et de me rassurer moi-même. À quoi d’ailleurs mon temps peut-il être mieux employé qu’à t’écrire ? À quel devoir plus important, à quel plaisir plus grand pourrais-je le consacrer ?

Sais-tu, mon Adèle, que deux mots de ta lettre m’ont bouleversé, et que j’aurais donné tout le sang de mes veines pour en avoir sur l’heure l’explication ? Quelle était ta pensée quand tu as écrit cette phrase, cette phrase insupportable, où tu sembles dire que ta réputation n’est point sans tache, ni ta conscience sans reproche[1] ? Parle, oh ! parle ici, dis toute ta pensée à celui qui donnerait le bonheur de sa vie pour te procurer un moment de plaisir, un éclair de joie ; ne me cache rien de la vérité quelle qu’elle soit ; tu sais si jamais je t’ai rien caché de mon âme. Écoute, je vais te donner l’exemple de cette confiance illimitée que tu me dois, je vais te dire quel affreux soupçon, quelle intolérable idée cette cruelle phrase a fait naître en moi. Réponds-moi, mon Adèle, ma bien-aimée, mon adorée Adèle, réponds-moi comme tu répondrais à Dieu, aie pitié de moi, si par bonheur je ne sais quel démon de jalousie m’égare, songe que je me suis roulé toute la nuit dans une insomnie brûlante, tantôt m’accusant d’avoir si légèrement conçu une alarme injurieuse pour toi, tantôt voyant ce soupçon grandir et s’accroître dans mon cœur de toute l’immensité, de toute la jalousie de ma tendresse pour toi. Déclare-moi, avec cette sincérité qui est dans ta belle

  1. « ...C’est bien parce que je t’aime que je te voudrais une femme qui eût une réputation sans tache et une conscience sans reproche, une âme élevée qui répondît à la tienne. Je voudrais qu’elle fût ainsi et que suis-je, moi ? Je t’aime, voilà tout ce qui peut m’excuser, et je voudrais aussi que cette femme possédât l’estime de son mari et cet abus de confiance que je commets en ce moment à l’égard de maman ne me rend-il pas coupable ? » (Reçue le lundi 8 octobre 1821.) — À partir de cette date, Victor numérotera les lettres d’Adèle et indiquera le jour de leur réception.